Pour mieux la preserver, l’Etat met la nature a prix, Liberation, 11/05/09 Guillaume Launay
Un rapport tente d’evaluer ce que couterait a la France la perte de biodiversite. Ou l’on decouvre qu’un hectare de foret vaut 970 euros.
Qui est-ce qui bosse a l’œil en faisant bzzz bzzz toute la journee et qui pourtant fait gagner a la collectivite la bagatelle de 150 milliards d’euros par an ? Reponse : les abeilles et, plus largement, les insectes pollinisateurs, sans qui fruits et legumes seraient bien en peine de se reproduire. Le chiffre semble absurde, mais il est etaye economiquement : si les abeilles disparaissaient, c’est ce qu’il faudrait payer pour faire le travail a leur place ou trouver des produits de substitution. A l’echelle mondiale, les premieres estimations prevoient qu’en 2050, la perte de biodiversite pourrait representer 7 % du PIB mondial. 14 000 milliards d’euros par an.
Alors que les travaux internationaux sur l’economie de la biodiversite se developpent (lire ci-dessous), la France y apporte sa pierre : un groupe pluridisciplinaire, preside par l’inspecteur general de l’agriculture Bernard Chevassus-au-Louis, a rendu public il y a dix jours un rapport (1), touffu et passionnant, qui elabore des pistes pour mieux prendre en compte la valeur de la nature dans la sphere economique. Un exercice beaucoup plus complexe que celui du carbone, puisque la diversite de la nature la rend difficilement reductible a une seule unite de mesure.
A quoi ca sert de donner un prix a la nature ?
Le constat, c’est l’erosion acceleree de la biodiversite. Le rapport evoque un «processus en cours vers une extinctionde la biodiversite, quasi exclusivement du fait des activites humaines». Mais donner a priori un prix a cette biodiversite ne faisait pas du tout l’unanimite dans le groupe de travail. Entre le regret d’etre oblige d’en passer par la valeur monetaire pour faire comprendre l’enjeu et la crainte de marchandiser la nature, beaucoup d’ecologistes hesitent a franchir le pas. Et tous ont donc martele que mesure ne voulait pas dire marche. Pour Allain Bougrain- Dubourg, president de la Ligue pour la protection des oiseaux, «dans ce dossier, il faut etre constamment dans une recherche d’ethique. Mais dans une economie de marche, on ne peut pas non plus considerer que la nature n’a pas de prix. C’est du mepris».
L’approche retenue n’est donc pas de fixer un prix pour faire rentrer la nature dans les echanges - mon autoroute detruit des hamsters, on fixe un prix par hamster et je rembourse -, mais de pouvoir faire rentrer la variable «nature» dans les calculs couts-avantages. «Aujourd’hui, dans un projet, la biodiversite est comptee pour zero dans les calculs socio-economiques, explique Bernard Chevassus-au-Louis. Entre deux traces d’une ligne TGV, par exemple, on ne comptera que le temps gagne.» Le travail de ce groupe repond ainsi aux conclusions du Grenelle, qui prevoit que tout projet d’infrastructures doit etre evalue au regard de son impact sur la nature.
De quels services parle-t-on ?
Le rapport envisage trois types de services rendus. Le plus direct est le service de prelevement, quand l’homme utilise la nourriture, l’eau douce ou le bois a sa disposition. C’est sans doute le plus evident a evaluer. Mais il est autrement plus complexe de donner une valeur aux services de regulation (stockage de carbone, regulation et filtration des eaux, controle de l’erosion, etc.) et aux services dits «culturels» : tourisme, education…
Le groupe a aussi decide de se consacrer a la biodiversite ordinaire et n’a pas souhaite donner de valeur pour la biodiversite «remarquable». «Ce qui est irremplacable aurait une valeur infinie, ce qui n’avance pas a grand-chose, justifie Bernard Chevassus-au-Louis. On ne defend pas Notre-Dame de Paris par la valeur economique de ses recettes touristiques.» Le groupe a privilegie une approche par milieux, plutot que par espece, pour rendre compte de toutes les interactions. Mais il n’est pas exclu un jour d’evaluer les services de telle ou telle espece, par exemple, le vautour, charognard bien utile en matiere de sante publique.
Pourquoi un hectare de foret vaut 970 euros ?
L’exemple le plus detaille est la foret. Non parce que ce serait l’ecosysteme le plus menace en France, mais parce que c’est la que les donnees sont les plus nombreuses. Conclusion, la valeur directe (le bois) ne compte que pour un dixieme de la biodiversite d’un hectare. Soit 90 euros, contre plus de 500 euros pour la fixation et le stockage de carbone, 90 pour la qualite de l’eau ou encore 200 euros pour les services recreatifs… Ceux-ci sont evalues selon les «prix reveles», c’est-a-dire ce que les individus sont prets a depenser (en transport, par exemple) pour beneficier d’un service qui, lui, est gratuit (la balade en foret). Total : une moyenne de 970 euros par hectare de foret francaise.
Une valeur de reference qui n’est qu’un minimum, notamment parce que des donnees manquent. «On est bien conscient du caractere effroyablement reducteur de notre travail, admet Bernard Chevassus-au-Louis, le president du groupe pluridisciplinaire. Mais on est sur que ca vaut au moins ca.»
Le cas des prairies est plus delicat. La valeur «esquissee» est d’environ 600 euros. Mais cette somme est «tres sous-evaluee», selon un membre du groupe, notamment parce que les donnees pour evaluer leur valeur recreative manquent. Or les prairies diminuent : aujourd’hui un hectare cultive en cereales rapporte plus a l’agriculteur qu’un hectare de paturage. En revanche, l’interet de ce dernier en matiere de biodiversite est bien superieur : il y a 60 a 80 especes vegetales differentes sur une prairie. D’ou un appel a revoir les mecanismes de la Politique agricole commmune. Cote maritime, les services rendus par les massifs coralliens francais sont evalues de 5 000 a 10 000 euros par hectare et par an (soit plusieurs milliards d’euros), en comptant peche, protection cotiere, traitement des eaux, tourisme…
Quelles actions concretes attendre du rapport ?
La publication du rapport n’a pas ete suivie d’annonce fracassante du ministere de l’Ecologie, au grand dam de certains participants. Il ne manque pourtant pas de recommandations. En matiere de fiscalite par exemple, en soulignant que certaines exonerations de taxe (envers les agriculteurs ou les pecheurs notamment) pouvaient etre «reexaminees au regard de leur impact sur la biodiversite».
En termes de recherche aussi, et particulierement concernant les DOM, qui font de la France un des pays les plus riches en matiere de biodiversite. Les modeles de recherches utilises sont encore en phase de rodage mais les enjeux sont colossaux. Present lors de la presentation du rapport, l’economiste indien Pavan Sukhdev, qui travaille a une evaluation mondiale du prix de la biodiversite, avertit : «En la matiere, l’echec serait moralement inacceptable et engendrerait une tragedie humaine.»
(1) «Approche economique de la biodiversite et des services lies aux ecosystemes», rapport du groupe preside par Bernard Chevassus- au-Louis, avril 2009, disponible sur le site