Ma génération, avant le Covid, était déjà soucieuse et énervée. Les manifestations pour le climat et pour les femmes qu’elle a menées en 2019 en étaient l’expression. Cette génération, née grosso modo entre la chute du mur de Berlin et l’aube du troisième millénaire, est composée d’enfants des derniers baby-boomers. En d’autres termes, cette génération est l’héritière du monde fantasmé et insoutenable de leurs parents, qui subsisteront eux-mêmes la seule génération à avoir connu le plein-emploi (fin des Trente glorieuses) et l’insouciance écologique (explosion de la consommation) en même temps. Cette génération nous gouverne aujourd’hui. Elle est si fière d’être l’héritière de mai 68 pour ceux de gauche, et si fière d’être le bourreau de l’État providence pour ceux de droite. D’un côté comme de l’autre, les causes que cette génération avait à défendre étaient dérisoires face aux défis que ma génération doit relever. Descendre dans la rue durant les années 70 pour avoir le droit de faire la fête et l’amour paraît en effet ridicule face à la lutte pour la survie climatique que ma génération doit mener, pour elle-même et ses propres enfants. Mais blâmer les post-soixante-huitards serait se tromper d’ennemi. Le capitalisme sauvage, réelle cause des inégalités et de l’effondrement climatique, doit rester dans notre ligne de mire.
Ma génération, avant le Covid, était déjà pauvre et énervée. Consciente qu’elle n’atteindra jamais le niveau de vie dont ses parents ont joui, elle a dû se résigner. Tampon entre deux siècles, que dis-je, entre deux millénaires, ma génération n’est pas née avec un smartphone dans les mains mais doit pourtant maîtriser nombre d’outils informatiques pour trouver un emploi. Ma génération, qui entend d’une oreille qu’étudier les sciences sociales et humaines ne la mènera qu’au chômage, mais qui, de l’autre, apprend que l’intelligence artificielle va détruire tous les autres métiers, est perdue. Fatiguée d’enchaîner des stages, souvent non-rémunérés, fatiguée de se battre pour des salaires permettant à peine de payer ses assurances maladies et loyers, ma génération sait qu’elle doit changer le monde. Elle sait que, en tant que tampon entre deux époques, elle se doit d’être le pont entre le monde de ses parents et celui de ses enfants, c’est-à-dire le pont entre l’insouciance économique et la conscience écologique. Quelle mission ! Pour que nous puissions la réussir, nous devons réinventer les dénominateurs sociétaux qui nous gouvernent, soit définitivement enterrer les sacro-saintes lois de la croissance, de la productivité et du PIB. Le combat est loin d’être gagné.
Ma génération, pendant le Covid, s’est sentie sacrifiée. Déjà en recherche d’emploi, elle a appris que son avenir socioprofessionnel serait hypothéqué encore de quelques mois, voire de quelques années. Pour quoi, pour qui, avons-nous sacrifié notre avenir économique ? Pour quoi, pour qui, avons-nous précarisé des centaines de millions de personnes à travers le monde ? Pour un virus qui tue moins que la grippe. Et pour des gens de plus de quatre-vingt ans. Je ne pense pas que mon grand-père de 89 ans, s’il pouvait encore saisir le monde qui l’entoure, serait ravi d’apprendre que son petit-fils doit aller s’inscrire à l’hospice alors qu’il a fait cinq ans d’études. Mon grand-père, dans les années 50, quand il obtenu sa licence et est arrivé sur le marché du travail, avait son avenir professionnel sur un plateau. Ma génération en a aussi marre de voir les métiers du social sous-payés, alors que d’autres professions, dont l’unique objectif est de réaliser la plus grande marge à la fin du mois, sont surévaluées. Quelle noble cause que de vouloir faire encore plus de fric, alors que ceux qui s’engagent professionnellement pour le bien commun n’arrivent pas à payer leurs factures.
Ma génération, après le Covid, veut avoir sa chance. Elle a faim, elle a soif de vie, elle a envie de croquer le monde et de contribuer à l’avènement d’une société meilleure. Pour cela, elle devra être écoutée, autant par ses parents baby-boomers que ses grands-parents désormais à l’abri du Covid. Ma génération s’est sacrifiée pour sauver ses grands-parents d’un coronavirus, elle se sacrifiera pour sauver la planète que leurs parents leur ont léguée. Et vous, alors, nés avant la chute du mur, quel sera votre sacrifice ?
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