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Et les pesticides naturels ?

Publié en ligne le 8 avril 2016 - Pesticides -

Point de vue

Pourquoi les « pesticides » sont-ils parfois stigmatisés ? Analysons avant de mettre en œuvre des stratégies de diffusion d’une information juste et efficace. Si les activistes sont très visibles publiquement, par définition, beaucoup de nos concitoyens sont simplement indifférents ou ignorants, sans connotation péjorative : les notions utiles à la compréhension de la nature des pesticides leur échappent, ce qui explique d’ailleurs leurs comportements incohérents (les mêmes qui ont un discours anti-pesticides utilisent parfois des doses massives de désherbants dans leur jardin ou dans leur potager).

Je ne suis pas prêt d’oublier cet échange avec un boucher nivernais, lors du dernier Salon de l’Agriculture. À la suite d’une présentation de mon livre La cuisine note à note 1 (une cuisine qui fait usage de composés purs, tout comme la musique électroacoustique fait usage d’ondes sonores de fréquences définies), cet homme m’avait demandé si les produits que je présentais étaient « chimiques », tout en admettant qu’il ne comprenait pas la différence entre « chimique », « artificiel » et « synthétique ». Il s’est émerveillé quand je lui ai décrit les expériences simples, pratiques, par lesquelles la chimie décompose de l’eau, ou en synthétise. En réalité, il n’avait rien contre la chimie, mais il n’en connaissait rien et, avant notre discussion, aurait pu adhérer de bonne foi à tout discours intelligemment construit, pour ou contre les pesticides.

Le discours anti-pesticides mêle ceux qui ont peur de composés dont ils ne comprennent pas l’action, ceux qui luttent contre le « grand capital » (incarné en l’occurrence par les industries phytosanitaires), ceux qui prônent un retour à la « nature » sans bien comprendre les conséquences (ou inconséquences ?) de leurs choix, ceux qui sont désinformés… Quand il est question d’idéologie, inutile de discuter des aspects techniques, seul le terrain politique peut être abordé. Dans les autres cas, des arguments rationnels sont recevables.

L’un d’eux est que « 99,99 % des pesticides de l’alimentation sont d’origine naturelle », comme titrait un article publié en 1990 par le toxicologue américain Bruce Ames qui, avec ses collègues, a testé les pesticides présents dans l’alimentation. Des dizaines de milliers de cancérigènes végétaux sont connus et chaque espèce de plante en contient quelques dizaines. Quand les plantes sont agressées, elles augmentent la production de ces composés à des doses qui peuvent être toxiques pour l’être humain.

Au total, Bruce Ames et son équipe ont montré que les Américains mangent en moyenne chaque jour 1,5 gramme de pesticides naturels, soit 10 000 fois plus que de pesticides de synthèse. 99,99 % des pesticides de l’alimentation américaine sont produits par les végétaux pour se défendre naturellement contre les agresseurs. Sur cinquante-deux pesticides naturels qui ont été testés sur des animaux, la moitié sont cancérigènes pour des rongeurs… et sont présents dans de nombreux aliments. Corrélativement, les petites doses de la plupart des pesticides de synthèse sont insignifiantes.

Les animaux ont évolué avec les plantes et ont progressivement acquis des défenses contre les composés toxiques végétaux (les « pesticides naturels »). Ces défenses agissent tout autant contre les composés toxiques naturels et contre les pesticides de synthèse : les enzymes de détoxification, tels les cytochromes P450, ne connaissent que les motifs chimiques. Les études de comparaison de toxicités de pesticides naturels ou synthétiques ont montré que, à fortes doses, une large proportion de composés naturels ou synthétiques sont cancérigènes, mutagènes, tératogènes et clastogènes (30 à 50 pour cent pour chaque groupe).

En toxicologie, la règle première est que tout est poison et que c’est la dose qui fait que quelque chose n’est pas poison. Les tests avec des fortes doses ne donnent d’informations que pour des expositions très particulières, ou médicales. Pour de petites doses, la question est bien différente et, pour mieux guider les politiques publiques, autrement que par un immobilisant principe de précaution mal interprété, Bruce Ames réclamait des études sur les petites doses. Mais la question est difficile car de telles études, qui portent sur de petits effets, doivent inclure un grand nombre d’individus sur des durées très longues. Surtout, lorsqu’il s’agit de communication au public, il semble essentiel d’enseigner à relativiser les risques (et bien les distinguer des dangers)… sans pour autant espérer trop de résultats pour ceux qui ne veulent pas admettre que cette relativisation soit souhaitable (il faudrait comprendre pourquoi). Je me demande si nous ne devrions pas plutôt adopter une double stratégie : beaucoup d’explications ouvertes, pour ceux qui veulent les entendre, et, par ailleurs, la stratégie de la litanie, ainsi résumée par Lewis Carroll : « Ce que je dis trois fois est vrai ». Dans un tel dispositif, l’utilisation de l’École est essentielle : présentons aux jeunes citoyens des faits à partir desquels ils seront ensuite en mesure de se faire leur propre idée. Dans cette perspective, l’enseignement des sciences de la nature dès les petites classes est primordial pour le bon fonctionnement de nos communautés.

[1] Bruce Ames, Margie Profet et Lois S. Gold, « Dietary pesticides (99.99 % all natural) », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA (vol. 87, pp. 7777-7781, oct 1990).

Le naturel et le synthétique : idées reçues

Extraits de « Neuf idées reçues passées au crible de la science », Bruce N. Ames et Lois S. Gold, magazine La Recherche, n°324, octobre 1999. Bruce Ames est professeur émérite de biochimie et de biologie moléculaire, membre de l’Académie des sciences américaines.

« Contrairement à l’opinion répandue, […] les résidus de pesticides synthétiques dans les plantes utilisées pour l’alimentation sont en quantité insignifiante en comparaison des pesticides naturels. Dans l’alimentation humaine, 99,99 % des pesticides absorbés sont d’origine naturelle.

La cuisson d’aliments produit des matières brûlées – environ 2 mg par personne et par jour – qui, elles aussi, contiennent de nombreuses substances classées cancérogènes pour les rongeurs. En comparaison, les résidus des 200 produits chimiques de synthèse censés être les plus importants, tels qu’ils ont été mesurés par la Food and Drug Administration, ne représentent qu’environ 0,09 mg par personne et par jour, soit vingt fois moins […].

Qui sait aussi que, dans une tasse de café, la quantité de composés naturels cancérogènes pour les rongeurs est à peu près égale en poids à la dose de résidus de pesticides synthétiques absorbée par un individu en un an ? Et cela, alors même qu’à peine 3 % des substances naturelles présentes dans le café ont fait l’objet de tests adéquats de cancérogénicité.

Attention, cela ne signifie pas que le café ou les pesticides naturels sont dangereux ! Il s’agit plutôt d’interroger la pertinence d’une extrapolation des effets observés chez des animaux soumis à de fortes doses pour estimer les effets des faibles doses sur les hommes. De toute façon, il est exclu d’imaginer un régime alimentaire exempt de substances naturelles reconnues comme cancérogènes pour les rongeurs […].

Pour établir les priorités en matière de recherche et de politique de santé, il est précieux d’avoir la vision la plus large possible de la grande diversité de substances chimiques auxquelles sont exposés les êtres humains. Or, l’hypothèse selon laquelle les composés synthétiques sont a priori plus dangereux a conduit à l’absence d’essais systématiques sur les produits naturels : trois substances sur quatre testées en administration chronique chez les rats ou chez les souris sont d’origine synthétique [...]. De nombreux aliments très communs ne franchiraient pas les contrôles réglementaires appliqués aux produits chimiques synthétiques ! Mais ni les uns ni les autres ne sont peut-être dangereux, étant donné la faiblesse des doses absorbées. »

1 Belin éditeur, 2012.