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L’antiracisme, ou le contrat social déchiré

L’antiracisme, ou le contrat social déchiré

Par Ghislain Benhessa

Publié le

Pour Ghislain Benhessa le nouvel antiracisme en vogue actuellement s'oppose aux bases de la république définie par Jean-Jacques Rousseau.

L’universalisme est en danger de mort. À détruire les anciennes idoles, à déboulonner les statues, à jeter la suspicion sur les récits passés aux fins de déconstruire les "structures de domination" – vieux lexique des années 60 –, les antiracistes et leurs acolytes, sous couvert de bons sentiments, brûlent la République. Plus que les couleurs chatoyantes du multiculturalisme porté en étendard, le nouveau monde prend des teintes sanguines, fruit de l’idéologie revancharde qui se diffuse petit à petit, des manuels pédagogiques aux sciences sociales, en passant par le marketing mondialisé et opportuniste façon L’Oréal. La cancel culture en est la preuve terminale.

Le nouvel antiracisme contre la république

Dernier avatar de l’antiracisme rageur en vogue sur les campus américains, elle érige l’adversaire en ennemi à annihiler par un révisionnisme sémantique. Celui qui ne pense pas "bien", qui rechigne à s’aplatir devant les canons du progressisme nouveau, est rayé de la carte, biffé de la liste des invités. Au fond, le nouvel antiracisme est l’actualisation de la "stérilité moderne" pointée en son temps par Charles Péguy, qui "s’oppose (…) à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture. (…) tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture". En somme, un rêve de grand soir par l’implosion des cultures antérieures, jugées – faites votre choix – patriarcales, machistes, dominatrices, ou excessivement blanches. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Outre la criminalisation du passé, l’antiracisme fait vaciller les piliers de notre pacte républicain. Jusqu’à menacer de dissolution notre contrat social. Ou quand les prétendus apôtres d’une république égalitariste et intransigeante en deviennent les fossoyeurs en chef.

La république repose ainsi sur l’abrasion des doléances individuelles et spécifiques au profit des seuls intérêts du peuple tout entier

La preuve par un retour à la case départ. Donc à Jean-Jacques Rousseau, grand architecte du républicanisme à la française. Dès 1762, le philosophe met en équation le contrat social. Plus qu’une construction angélique destinée à soutenir les mutations qui agitent le siècle des Lumières, dont le parlementarisme anglais (que le philosophe abhorre), le contrat social de Rousseau repose sur un paradoxe : comment garder intacte la liberté des citoyens tout en assurant la suprématie de la volonté générale ? Un équilibre aussi subtil que complexe au cœur de sa réponse fondatrice : "Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout." Sans entrer dans le détail de sa pensée, le contrat social a vocation à ce que, "chacun se donnant à tous", nul ne soit perdant ou privilégié. D’où l’égalitarisme à marche forcée dont le rousseauisme est fréquemment taxé. Mais l’essentiel est ailleurs. La délibération, soit le fait de décider des affaires de la cité, implique que chaque citoyen, en délibérant pour lui-même, délibère en même temps pour tous les autres. Il doit se départir de son costume d’homme privé pour voter, non pas en fonction de ses intérêts, mais de ceux de la communauté. La république, soit la participation des citoyens à la chose publique, repose ainsi sur l’abrasion des doléances individuelles et spécifiques au profit des seuls intérêts du peuple tout entier, c’est-à-dire de l’intérêt général.

Les antiracistes ne sont certes pas les seuls à fragiliser l’édifice

Ce bref rappel à l’esprit, difficile de ne pas voir les contradictions majeures qui pavent la route de l’antiracisme. Prétendre que la république devrait satisfaire des revendications communautaires exponentielles, trancher les conflits mémoriels, ou valider la revanche des dominés de l’Histoire, revient à nier son code génétique. La république n’est pas tissée d’un universalisme à géométrie variable. À le subdiviser à hauteur des revendications qui poussent comme des pâquerettes, ne subsistera bientôt qu’une république en lambeaux, empêtrée dans la tyrannie des particularismes.

Les antiracistes ne sont certes pas les seuls à fragiliser l’édifice. La multiplication des groupes de pression, l’atomisation et l’individualisme consumériste, de même que les embrouillaminis des politiques, sur le terrain de la laïcité comme de l’immigration, participent de longue date à sa dégradation. Et que dire des universités, noyautées par les indigénistes et les théories postcoloniales. Mais l’antiracisme a cela de mortel qu’il est un poison idéologique, aux effluves révolutionnaires, sécrété par ceux-là mêmes qui n’ont que la république ou le slogan bâtard du "vivre ensemble" à la bouche. C’est souvent du faux frère que vient le coup de poignard fatal.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne