Chronique «Navigation privée»

Dans les jeux vidéo et sur les réseaux sociaux, les muscles font mauvais genre

Chronique «Navigation privée»dossier
par Lucie Ronfaut
publié le 12 juillet 2020 à 11h52

Plongée dans les eaux profondes d'Internet. Cette semaine, l'histoire d'une héroïne de jeux vidéo trop musclée pour certains internautes. 

La semaine dernière, le studio de jeux vidéo Naughty Dog a été forcé de publier un triste communiqué. «Nous acceptons les critiques et les discussions, mais nous condamnons toute forme de harcèlement ou de menace envers nos équipes, nos acteurs et nos actrices», a écrit l'entreprise sur son compte Twitter. En cause : les réactions parfois violentes provoquées par la sortie de son dernier jeu, The Last Of Us II. Une grande partie des tensions se sont focalisées autour d'un personnage, Abby, pour son rôle dans l'histoire… mais aussi son corps, trop musclé au goût de certains joueurs.

Le débat peut paraître absurde. Pourtant, le problème de l'industrie des jeux vidéo avec les femmes (relire l'enquête de Libération sur les affaires de harcèlement sexuel qui secouent actuellement le géant français Ubisoft) ne se limite pas à leur place dans ses entreprises. Depuis des années, on débat sur la nécessité d'écrire des personnages féminins plus intéressants, de ne pas en faire uniquement des objets de désir pour le joueur masculin et hétérosexuel, et de diversifier leur apparence. En 2014, un réalisateur d'Ubisoft avait par exemple fait polémique en justifiant l'absence de personnages féminins jouables dans l'un de ses jeux, car cela aurait représenté trop de travail supplémentaire.

Abby, elle, ne ressemble pas aux femmes que l'on voit souvent dans les jeux vidéo. Elle n'est pas fine, n'a pas une grosse poitrine, sa mâchoire est carrée, ses bras très musclés. Une minorité très bruyante d'internautes n'a pas apprécié ce physique, accusant Abby d'avoir une allure «irréaliste» pour une femme. Aux insultes sexistes s'est ajoutée une bonne dose de transphobie, certains déclarant qu'Abby était forcément une femme trans, puisqu'elle est musclée.

L'actrice qui a prêté sa voix à Abby, Laura Bailey, a été menacée de mort.

Cette affaire est loin d'être unique, ou même spécifique au milieu des jeux vidéo. Régulièrement, les réseaux sociaux s'enflamment pour le look d'une héroïne de fiction. Ces étranges débats sont le reflet de la pression qui repose, dans la réalité cette fois-ci, sur l'apparence des femmes. L'été est une période particulièrement propice aux discours culpabilisateurs en tous genres, pour perdre du poids, s'épiler, avoir un corps musclé, mais pas trop (#fitspo).

Internet peut agir comme une échappatoire à ces injonctions, ou une chambre d'écho. Si on se déshabille sur une photo Instagram, on y reçoit généralement plus d'attention. Mais si l'on est grosse et que l'on pose en maillot de bain, on risquera alors plutôt de voir ses images supprimées automatiquement par l'application. On peut aussi citer le phénomène de l'«Instagram Face», une série d'attributs (pommettes saillantes, lèvres charnues, teint hâlé) obtenus généralement grâce au maquillage ou la chirurgie esthétique, popularisés par des stars en ligne et les filtres à selfie. Les réseaux sociaux permettent en théorie de dépasser la vision traditionnelle de ce qui est séduisant et ce qui ne l'est pas, de mettre en avant des corps différents. Mais si les clichés ont bien évolué, ils ont aussi été renforcés, à coup d'algorithmes et de tweets rageurs.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus