«Libé» des océans

CO2, la mer défoncée à l'acide

Depuis la révolution industrielle, les émissions de dioxyde de carbone n’ont eu de cesse d’augmenter dans l’atmosphère, modifiant et menaçant les organismes et les écosystèmes marins indispensables à la régulation du réchauffement climatique.
par Aurore Coulaud et Aude Massiot
publié le 30 août 2018 à 19h26

Le CO2, toujours le CO2. Le principal gaz à effet de serre que les humains émettent en quantité depuis l'époque industrielle est le grand responsable du réchauffement climatique. Seulement, on l'oublie souvent, ce mauvais garçon provoque l'acidification des océans, une des conséquences majeures de nos émissions.

Comment le changement climatique engendre-t-il l’acidification des océans ?

«L'océan et l'atmosphère échangent depuis toujours naturellement du dioxyde de carbone, explique la chercheuse au CNRS spécialiste de la géochimie marine Catherine Jeandel. C'est un gaz soluble dans l'eau, surtout les eaux froides. Il s'y dissocie pour former des ions H+ qui rendent l'eau plus acide.» C'est le même phénomène que pour les sodas. Chaque jour, 30 millions de tonnes de CO2 sont absorbées sur les premières centaines de mètres de surface marine, soit entre un quart et un tiers de ce qui est émis par les activités humaines. Tout comme les forêts qui stockent près de 40 % du carbone terrestre (en incluant à la fois biomasse végétale et sol). «Grâce au phytoplancton, l'océan crée 50 % de l'oxygène qu'on respire, ajoute le directeur de l'Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), Vincent Laudet. Seulement, cette pompe marche tant que le plancton se développe bien. Avec l'acidification des océans, qui empêche une bonne fixation du carbone dans le carbonate de calcium, cette fonction pourrait bien diminuer.» Jusqu'à quel point les surfaces marines arriveront-elles à capter du carbone ? Difficile à dire. Pour la chercheuse Françoise Gaill, de la plateforme Océan et Climat, il existe «une limite de chaleur que l'océan peut capturer, mais nous ne la connaissons pas encore. Atteindre ce seuil de saturation aura des conséquences dramatiques pour la vie sur Terre».

Quelle augmentation de l’acidité observons-nous et quelles projections ?

«Le pH des océans a beaucoup diminué, assure la chercheuse à l'Administration océanique et atmosphérique (Noaa) américaine Shallin Busch. Au cours du XXe siècle, nous avons observé une baisse de 0,1 point du pH, ce qui équivaut à une augmentation de 30 % de l'acidité. C'est un changement 10 à 100 fois plus rapide qu'au cours des dernières 50 millions d'années.» Les eaux chaudes gardant moins bien le dioxyde de carbone, les mers au niveau des pôles subissent le plus fortement une acidification. Ainsi la mer de Beaufort au nord du continent américain devrait voir son pH passer de 8,02 en 1850 à 7,62 en 2100. «Quatre grandes zones de remontées d'eau océaniques le long des côtes africaines et américaines sont aussi plus touchées car elles concentrent les eaux les plus "vieilles" qui ont parcouru de grandes distances, et donc les plus acidifiées», reprend Shallin Busch. Les eaux profondes ont aussi une acidité plus élevée que les eaux de surface.

Difficile encore de savoir à quoi va ressembler l'océan du futur. Comme l'explique Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche CNRS au laboratoire d'océanographie de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes) et à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), les scientifiques se focalisent notamment sur l'étude des zones naturellement acidifiées, comme la côte ouest des Etats-Unis, l'observation des lieux d'émissions naturelles de CO2, comme l'île volcanique d'Ischia, ou la source située au large de Shikine-jima, à 160 kilomètres au sud de Tokyo. Ils fouillent aussi le passé géologique de la planète pour trouver des périodes dont les spécificités environnementales se rapprochent de celles actuelles et à venir (température plus élevée, acidification, concentration en oxygène qui diminue…).

En moyenne, les mers du globe devraient atteindre un pH de 7,7-7,9 à la fin du siècle, soit un triplement de l’acidité depuis la révolution industrielle. Cela ne veut pas dire que l’eau de mer aura un goût acide. Elle le sera toujours moins que l’eau minérale ou le vin, mais ce changement de valeur a déjà de fortes incidences sur les espèces marines.

Quelles conséquences directes sur la flore et la faune marines ?

L'essentiel de la flore marine est composé d'algues. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, «la majorité d'entre elles sont soit stimulées, soit insensibles à l'amplification du processus d'acidification des eaux», souligne Jean-Pierre Gattuso. C'est le cas de la plante à fleurs, la posidonie. La raison ? Leur photosynthèse (processus qui leur permet notamment de pousser) dépend justement du CO2. A contrario, les algues calcaires, qu'on trouve généralement sous les tropiques, en pâtissent et voient leur croissance ralentir. Et la faune marine n'est pas épargnée. Les mollusques (huîtres, moules…) et les coraux sont eux aussi affectés par le phénomène. Une acidité élevée perturbe leur métabolisme et la structure de leur coquille ou squelette. On l'observe notamment en Bretagne et en Méditerranée. Même chose pour les récifs coralliens, envahis par les cyanobactéries, aussi appelées algues bleu vert.

D'autres espèces telles que les oursins, ainsi que certains poissons, comme le poisson clown, plus connu sous les traits de Nemo, perdent peu à peu leurs sens olfactif, visuel et auditif, même avec de faibles taux d'acidité. Selon le spécialiste, «ils n'arrivent plus à détecter les prédateurs». Si la survie de certaines de ces espèces marines particulièrement sensibles est menacée, d'autres sont susceptibles de voir le jour, mais sur un temps géologique très long. Encore aujourd'hui, impossible d'en détecter près de l'île d'Ischia malgré plus de deux mille ans d'acidité générée par le Vésuve. Toutefois, à court terme, certains spécimens sont capables de modifier leur matériel génétique et de s'acclimater à leur nouveau milieu.

Quels effets sur la chaîne alimentaire ?

«On a beaucoup de questions et encore peu de réponses sur la chaîne alimentaire, rappelle Jean-Pierre Gattuso. Il est difficile de savoir quelles seront les conséquences sur la pêche.» Le chercheur prend l'exemple du saumon. Dans le Pacifique Nord, le poisson se nourrit à certains moments de l'année d'un mollusque, le papillon de mer. Problème, ce ptéropode est amené à disparaître. Comment survivre alors ? «La nature a horreur du vide, d'autres espèces prendront le relais. Est-ce qu'elles auront les mêmes qualités nutritives pour les saumons ? Nous n'en savons rien.»

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