Alain Bauer, professeur de criminologie et auteur de "L'encyclopédie des espionnes et des espions" (chez Gründ).

Alain Bauer, professeur de criminologie au Cnam, a été Grand-maître du Grand Orient de France. Photo prise ke 13 février 2017. (JOEL SAGET / AFP)

JOEL SAGET / AFP

En 2003, il a fondé l'Observatoire de la délinquance et de la réponse pénale, la bible statistique des experts de la sécurité, consacré puis fermé dans l'indifférence générale le 31 décembre dernier, avant de renaître de ses cendres il y a quelques jours. Il a aussi conseillé la police de New York, a donné des cours en Chine, en Israël, dans les écoles de police. Entre autres. Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), semble avoir déjà eu mille vies. Pour L'Express, il revient sur les débats enflammés autour de l'insécurité et esquisse ce que pourrait être, à ses yeux, une politique publique efficace en la matière.

Publicité

L'Express : Le 31 décembre 2020, le gouvernement a fermé l'Observatoire de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP), que vous aviez créé en 2003. Ce 10 mai, Jean Castex annonce la création d'un "Observatoire des réponses pénales", sur demande des syndicats policiers. Ses contours restent à préciser, mais il sera notamment chargé d'évaluer l'application réelle des peines prononcées. Comment réagissez-vous ?

Alain Bauer : On pourrait croire que ces palinodies soulignent l'ampleur des incohérences de l'Etat, une sorte de concours de la décision la plus contre productive. L'année dernière, on s'est débarrassé d'un caillou dans la chaussure. Aujourd'hui, on fait machine arrière pour calmer certaines ardeurs. Mais le nouvel Observatoire, semble moins ouvert, moins précis, moins indépendant. C'est ce qu'on appelle une régression relative. Enfin, c'est important de reconnaître qu'on s'est trompé.

LIRE AUSSI : Gérald Darmanin : "L'Etat est attaqué de toutes parts"

Plus largement, il n'existe aucun consensus parmi les chercheurs, universitaires et experts sur la question des statistiques de l'insécurité. Comment l'expliquer ?

Il n'y a pas d'outils fiables ou stables de calcul de la criminalité et de la délinquance. Ça n'existe pas. Il n'y a que des outils partiels, parcellaires et partiaux. Ils ne prennent en compte qu'une partie de la criminalité, la partie connue ou déclarée. Ils sont utilisés pour des raisons politiques, non pas comme un outil de connaissance du crime, mais d'analyse de l'efficacité de la réponse publique au crime. Pour avoir un outil fiable, il faut un dispositif qui comporte à la fois l'outil déclaratif, ce que les gens déclarent, l'outil de constatation, ce que la police cherche et trouve, et l'outil de victimation, ce que les gens disent avoir subi même quand ils ne l'ont pas déclaré. Ce qu'on sait le moins, par exemple, ce sont les violences physiques et sexuelles à domicile. Il y a 9 % de plaintes par rapport à l'ensemble de la victimation déclarée. On se plaint beaucoup plus d'un vol de rétroviseur que d'une violence physique répétée chez soi. Quand vous avez ces trois outils, vous vous approchez de la réalité. Quand on ne les a pas, il nous reste l'homicide, le seul outil stable d'analyse de la violence ultime d'une société. En cinq siècles, on est passé de 150 homicides pour 100 000 habitants à moins de 2. Une réduction par 75. C'est une formidable civilisation de la violence.

Dans une tribune publiée dans l'Opinion, en janvier dernier, vous évoquez aussi le "taux d'homicidité". Qu'est-ce que c'est ?

Depuis 1972, on a un outil plus précis de mesure de la violence. Il y a sept indicateurs qui précisent ce que moi, j'appelle l'homicidité, c'est-à-dire les homicides, les tentatives d'homicide, les coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort, les homicides à l'occasion de vols, les règlements de comptes entre malfaiteurs et les homicides sur mineur. Cet indicateur est d'une stabilité structurelle absolue depuis 50 ans. Il donne une idée des cycles criminels. On pourrait se dire par exemple qu'en 2015-2016, les attentats ont provoqué un phénomène d'augmentation des homicides exceptionnel et limité dans le temps. Mais en réalité, depuis dix ans, malgré les attentats, il n'y a pas eu d'accident statistique, il y a une tendance puissante qui amène à ce que l'année 2020, malgré le confinement, est la pire année en homicidité de l'histoire de cet indicateur. En partie du fait des règlements de comptes entre criminels. Ce phénomène indique qu'il n'y a pas de "sentiment d'insécurité". Il y a un climat d'insécurité.

De quel ordre est cette augmentation de "l'homicidité" que vous constatez ?

Sur vingt ans, on est passé d'un peu moins de 3 000 faits par an à presque 5 000. C'est un mini-indicateur puisqu'il y a environ quatre millions de crimes et délits par an en France, mais c'est l'indicateur le plus parlant. Car ce sont ces agressions qui génèrent le stress post-traumatique le plus important.

LIRE AUSSI : Insécurité : la vérité sur "Papy Voise", qui aurait fait basculer la présidentielle de 2002

Ce chiffre sur le niveau d'homicidité en 2020, qu'est-ce qu'il dit sur notre société ?

La violence est un élément de régulation de la vie, parce qu'il n'y a plus de médiateurs reconnus. On règle ses comptes, au niveau civil, au niveau social, au niveau criminel. C'est-à-dire qu'on est revenu au principe de la vengeance individuelle plutôt qu'à celui de la sanction collective.

Quand on lit la dernière enquête de victimation dite"cadre de vie" de l'ONDRP, celle de fin 2019, on a l'impression d'une forme de stagnation de la violence depuis 20 ans, pour ce qui est des injures, menaces, des violences physiques hors ménage et hors vol.

Hors ménage, hors vol, hors tentatives,.... Si on enlève les choses essentielles... En fait, il faut prendre les courbes complètes. Une enquête de victimation, ça ne se lit pas par petits morceaux. Et je rappelle que la dernière enquête porte sur 2017/2018 en réalité. En fait, la bonne enquête de victimation, ça sera celle de 2022, qui pourrait, si elle a lieu, donner un état précis de l'évolution de la question du climat sécuritaire sur les années 2019-2020.

Certains sociologues utilisent pourtant ces enquêtes de victimisation comme un élément finalement probant pour expliquer qu'il n'y a pas de montée de l'insécurité dans le pays, qu'il s'agit d'un ressenti. Quel est votre regard sur cette analyse ?

Je ne crois pas que des sociologues disent ça, des sociolâtres, oui. Les sociolâtres ont toujours eu un discours assez simple sur l'insécurité : "ce n'est pas vrai, ce n'est pas grave et on le savait déjà". Je peux vous trouver des collègues qui disent plutôt l'inverse. C'est pourquoi nous avons besoin des trois outils cumulés. Si vous regardez l'outil administratif, l'outil déclaratif et l'outil victimation, là, vous pouvez vous faire une opinion, bien plus complexe et malheureusement bien plus inquiétante.

LIRE AUSSI : Insécurité : fantasme ou réalité ? Ce que disent les chiffres

Il y a un autre élément souvent avancé, c'est l'idée que l'augmentation dans le dépôt des plaintes témoigne surtout d'un changement des pratiques et donc du fait qu'on dépose plus de plaintes qu'avant. Est-ce pertinent ?

En matière d'agressions sexuelles ou d'incestes, c'est indiscutable. C'est d'ailleurs plutôt une bonne nouvelle. Le problème, c'est que l'administration d'État a une tendance à ne pas aimer constater trop de dépôt de plaintes. Il y a toujours eu une gestion très compliquée pour les commissariats de police entre le "pas assez de plaintes et je perds des effectifs", et le "trop de plaintes et je me fais engueuler". C'est ce que j'appelle la gestion du tas de sable. Pour cela, il y a des mains courantes, dont vous noterez que certaines portent sur des faits qui relèvent du pénal... Si les policiers faisaient grève, les chiffres de la criminalité s'effondreraient. Ce qui ne veut pas dire que la criminalité s'effondre. S'ils faisaient la grève du zèle, la criminalité exploserait ce qui ne veut pas plus dire que la criminalité augmente. C'est pour ça qu'il faut regarder les tendances sur 10 ou 15 ans et avec des outils complémentaires.

Que dire du doublement en vingt ans des violences à l'égard des personnes dépositaires de l'autorité publique et des policiers ?

Je ne sais pas ce que ça compte vraiment : insulter un policier, l'agresser physiquement, l'accident, le guet-apens... . La mortalité des policiers et gendarmes connaît des cycles très contrastés au fil des ans. Mais le climat s'est sensiblement dégradé.

Pourquoi ce chiffre, issu des données de data.gouv, ne serait-il pas fiable ?

Je ne sais pas ce qu'il représente. Est-ce qu'il n'y a que les violences physiques ? Quels types de violences ? Le risque de sa sous-estimation existe aussi du fait de sa construction et des modalités de recueil des faits. Ce que je peux dire, c'est qu'il y a une augmentation massive d'un autre indicateur beaucoup plus fiable, celui de la violence contre les pompiers. Il est représentatif de l'état de violence d'une société contre des fonctionnaires car ceux-ci n'ont pas vocation à vous demander vos papiers, ne contrôlent pas les identités, n'interviennent pas dans des affaires de stupéfiants, viennent vous sauver la vie. Ils sont de plus en plus agressés, comme les postiers, les gaziers, les médecins, les infirmières, les instituteurs. Ce climat de violence est devenu une réalité quotidienne.

Ces violences contre les pompiers, que racontent-elles, une défiance vis-à-vis de ce qui représente l'État ?

Cela veut dire que cette société est en train de se déstructurer. C'est rarissime de voir attaqués ceux qui viennent vous sauver ou vous soigner. Ce qui est plus terrible encore, c'est l'apparition du guet-apens. C'est très nouveau en France, ça remonte aux années 2000, pas plus loin, à part l'attentat d'Action directe à la préfecture de police, mais on est là dans le terrorisme. Cela veut dire que la nature de la confrontation a changé. On est passé des empêcheurs de trafiquer en rond qui arrivent au mauvais moment à un schéma dans lequel on vous fait venir et on vous attaque exprès, policiers, gendarmes, pompiers...

"Aucune raison que ça se termine mieux pour Macron que pour Jospin"

Dans les mois qui viennent, comment ça peut se traduire cette peur, politiquement ?

Le très grand retard pris par l'exécutif à se crédibiliser sur la question de la sécurité lui pèse énormément. L'absence d'expérience sur cette question et de proches de confiance expérimentés capables de dire de manière précise à l'exécutif la réalité sur le régalien pèse malgré les grands serviteurs de l'Etat dont on sent la difficulté à se faire entendre. Il manque un de Grossouvre, un Massoni, un Péchenard. Non seulement le président actuel n'a pas eu le temps d'une carrière pour se constituer une équipe fiable dans le domaine, mais il semblait ne pas vraiment vouloir s'en doter. Il s'est sans doute dit que s'il réussit sur l'économique et le social, tout le reste va aller avec. En réalité, il n'y a aucune raison que ça se termine mieux que pour Lionel Jospin, le dernier dirigeant à avoir tenu ce raisonnement et qui en a été victime malgré l'embellie économique. Entre gilets jaunes, pandémie, fake news, défiance, la situation semble même bien plus dégradée qu'en 2002.

LIRE AUSSI : Présidentielle 2022 : de Marine Le Pen à Fabien Roussel, tous régaliens !

Est-ce réellement possible d'obtenir de bons résultats en matière de sécurité ?

Ça arrive, il faut savoir incarner le sujet. Ensuite, il faut comprendre ce qui se passe. En matière criminelle, ce qui compte, c'est le territoire. Le territoire du crime, c'est le bassin de la délinquance, c'est le bassin du transport. Ça s'appelle les agglomérations. Tous les flics connaissent leur territoire. Vous demandez où est le marché aux voleurs à n'importe quel commissariat de police, il vous l'indique. Mais le ministère de l'Intérieur a du mal à incarner en même temps le territoire de la vie et celui de la police, il manque toujours de cartographie criminelle. Zones de police, de Gendarmerie, judiciaires et administratifs sont toujours incohérentes. Pourtant, bien cartographier, c'est indispensable. Ensuite, il faut définir une stratégie, contre quoi on lutte, quels objectifs on se fixe et ensuite seulement avec quels effectifs et moyens. Clémenceau, Joxe, Sarkozy, Valls avaient plus ou moins réussi à incarner ce mouvement de sécurisation.

Comment améliorer la relation entre la police et la justice ?

Souvent, les policiers pensent que les juges sont laxistes, et les magistrats pensent que les flics sont fascistes. Depuis 1960, il n'y a pas eu de véritable conférence de politique pénale en France. Une conférence de politique pénale, c'est un moment où des magistrats, des experts, des policiers et des gendarmes se parlent sans les journalistes, sans posture, sans déclaration. Publique. Ça ne veut pas dire qu'on est d'accord sur tout. Ça veut dire qu'on partage savoir et compétence. Cela existe un peu à l'École de la magistrature et à l'École des commissaires de police, il y a un petit espace où une vingtaine de magistrats, de policiers et de gendarmes se parlent sans s'insulter. Mais c'est discret. Il reste beaucoup de chemin à faire pour réussir à travailler ensemble pour garantir la paix. J'ajoute qu'en France, les "flics" devraient redevenir ce pour quoi la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, les avaient "inventés" : des gardiens de la paix.

Publicité