Jean-Luc Melenchon, candidat à l'élection présidentielle de La France Insoumise (LFI), à Montrouge, au sud de Paris, le 15 mars 2022

Jean-Luc Melenchon, candidat à l'élection présidentielle de La France Insoumise (LFI), à Montrouge, au sud de Paris, le 15 mars 2022

afp.com/Alain JOCARD

Que ce 10 avril fut une étrange journée pour Jean-Luc Mélenchon, une journée où les sentiments s'entrechoquent. L'espoir, la déception, l'illusion aussi. Elle a commencé dans le wagon du TGV qui le ramenait de Marseille, où il votait. L'actrice Emmanuelle Béart lui tapote sur l'épaule : "Je vais à Paris pour voter pour vous !" Un selfie plus tard et le bruit court dans le train que le candidat insoumis est là. C'est la cohue pour décrocher un mot de lui, un geste ou une photo. Mélenchon est sur un nuage. Il n'y a jamais autant cru que dans cette rame roulant à 300km/h, un jour d'élection présidentielle.

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Machine arrière. 2017. On s'agite à l'étage d'une auberge de jeunesse aux abords de la gare du Nord, le St Christopher's Inn. Les urnes vont rendre leur verdict d'ici quelques heures, ce 23 avril. Voilà des semaines qu'il voit les étoiles s'aligner : le Parti communiste, il l'a englouti ; le Parti socialiste, lui, se saborde. Les écologistes ne sont pas là. A gauche, il ne reste que lui. La qualification au second tour lui tend les bras. Il a tout prévu : un gouvernement de treize ministres, un secrétaire général de l'Elysée, ses premiers décrets, le calendrier de sa Constituante. Tout. Sauf... la chute. Violente, vexante, cruelle.

L'abstention comme obsession

Dans la chambre 523, le silence de mort fait oublier cette performance inédite : 19,6 %, plus de 7 millions de voix. Qu'on ne lui parle pas du "danger" Marine Le Pen, la candidate du Front national, qualifiée, elle. Qu'on ne lui parle pas de "faire barrage": "A chacun de faire son devoir", dit-il devant les caméras. Mélenchon ne dort pas les jours suivants. Il digère, refait le match, fulmine. "Comme un piano mécanique, la présidentielle déroule sa partition écrite de longue main", écrit-il sur son blog deux jours avant le duel Macron-Le Pen. Il y dénonce "une farce" électorale, éructe contre ceux qui lui ont attribué "un ni-ni qui n'a jamais été notre position".

Il a pu y avoir un côté saut dans le vide

Décembre 2021. Manuel Bompard, le directeur de campagne de Mélenchon, a donné rendez-vous dans un troquet à une embouchure du nouveau QG du candidat, dans le Xe arrondissement de Paris. Il fume un peu plus qu'hier et bien moins que demain. Le chef d'orchestre de la campagne refait le film des jours d'après avril 2017, ceux où il comptait et recomptait ces 600 000 voix qui ont manqué. Sept par bureau de vote, la très grande majorité dans les quartiers populaires. Il est obsédé par ce chiffre depuis cinq ans. Quand certains préparaient l'installation du groupe de députés LFI à l'Assemblée nationale, lui bûchait déjà pour préparer 2022. "Il y a un potentiel de progression énorme dans les quartiers, c'est impressionnant", explique alors l'ingénieur de formation qui a mis en place un dispositif de "correspondants d'immeubles" chargé de vérifier que chacun est bien inscrit sur les listes électorales, tout en prêchant la bonne parole insoumise. Au début, Mélenchon n'y croit pas mais se laisse convaincre. Ordre est donc donné de quadriller le vote populaire.

"Désobéissance"

La méthode de 2017 était la bonne, veulent croire Mélenchon et ses soldats. "Il a pu y avoir un côté saut dans le vide", concède Bompard. Désormais, l'expérience les fera gagner, il en est persuadé. "On préfigure une façon de gouverner avec des objectifs précis, ordonnés dans le temps", précise le stratège durant cet hiver 2021. Le gouvernement imaginé en 2017 a très peu changé pour 2022, on y trouvera de nouvelles personnalités, les nouveaux visages de la "Mélenchonie", tels les deux enfants chéris Mathilde Panot et Adrien Quatennens, et pourquoi pas des écologistes "compatibles", précise-t-on autour du chef.

A l'évidence, le programme, lui, a évolué. L'Europe ne serait plus le démon contre lequel se battre, exit l'idée de sortir des traités. "Notre stratégie est plus précise, il fallait sortir du débat pro et antieuropéen, éviter que Macron nous dise 'Vous n'êtes pas avec moi donc vous êtes contre l'Europe', explique l'entourage du candidat durant la campagne. Nous avons deux outils principaux, le rapport de force et la désobéissance. Pourquoi quitter l'Union européenne si on arrive à lever les barrières ? Cette stratégie peut autant séduire les européistes que les frexiteurs."

"Ici est la force"

Pendant la crise du Covid, Mélenchon travaille son "Ségur de la santé", qu'il prévoit de présenter avant l'été 2022. L'Ukraine bouscule son agenda géopolitique : on lui demande de se corriger, la Russie ne saurait être à présent un potentiel camarade anti-Otan ; il admet même que les Etats-Unis avaient vu juste. Inédit pour celui qui a fait de son ADN antiaméricain un logiciel de lecture géopolitique. Et la Constituante dans tout ça ? Elle est toujours là, dans un coin. Il n'abandonne pas ce qu'il chante depuis 2012.

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L'élection présidentielle n'est plus un marathon, c'est l'ascension d'une montagne. Il faut tenir fermement sa prise, sinon la chute est mortelle. La droite de gouvernement glisse sur Macron. Comme la gauche socialiste, elle se meurt. Plus les mois de campagne défilent, plus il s'en convainc : seuls Macron, Le Pen et lui parviendront à rester accrochés à la paroi, in fine. Le rassemblement des gauches n'est plus son objectif. Ironie de l'histoire, il approuve le constat de François Hollande : "C'est la force qui fait l'union." Et à gauche, la force, c'est lui. Il le répétera au soir du 10 avril dans son discours, improvisé, de défaite : "Ici est la force."

Le "Phénix"

Pour se qualifier au second tour, il ne lui reste donc plus qu'à fracturer Marine Le Pen sans pour autant laisser Les Républicains se refaire une santé, théorise-t-il. Bien avant l'annonce officielle de sa candidature, il y a un an, Mélenchon réfléchit avec les stratèges de sa campagne au meilleur scénario possible : qu'un candidat, inédit, jaillisse entre Les Républicains et Le Pen. Ce n'est qu'ainsi que la barre de qualification pour la finale baissera. L'ami de quarante ans et conseiller d'Etat Bernard Pignerol se charge donc de trouver "l'idiot utile" à droite et va même jusqu'à titiller les ambitions de l'ex-chef d'état-major des armées Pierre de Villiers. La danse du ventre n'a pas fonctionné mais Eric Zemmour débarque à la grande surprise de beaucoup, sauf, sans doute, celle de Mélenchon. Les planètes s'alignent de nouveau, croit-il, en démarrant sa campagne.

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Mélenchon, toujours debout. "C'est un Phénix !", pérore Alexis Corbière quand on lui fait remarquer que ni les européennes, ni son absence remarquée aux élections locales, ni son "la République, c'est moi" et ses soucis judiciaires, ni ses positions naïves sur Moscou n'ont eu raison de lui. Corbière rit encore en repensant à ces observateurs, aux écologistes et à Yannick Jadot qui, en septembre dernier, n'avaient de cesse de dire que Jean-Luc Mélenchon ne saurait refaire "le coup de 2017". "Jean-Luc, c'est un homme de campagne. Il aime l'adrénaline de ces moments-là, il y a chez lui la volonté farouche d'y arriver. L'homme des stratégies, de la conquête par la guerre de mouvement", image Bompard.

"L'intensité de la baston"

"Il y a un côté jubilatoire pour moi pendant que les autres à gauche tournent dans leur bocal", confiait Mélenchon une semaine avant le vote, lui qui n'a jamais cru non plus à ceux qui le disaient dépassé et incapable de réitérer l'exploit. "Ce qui nous a aidés, c'est l'intensité de la baston pendant cinq ans. Ici, ce n'est pas le Danemark ou la Suisse." Sus au compromis, seul l'affrontement direct - avec Emmanuel Macron ou Marine Le Pen - compte. Ce dernier mois de campagne, il n'a visé que ces deux-là, ignorant ses concurrents à gauche. Mais ce soir de premier tour, malgré la sérénité, il en veut à ces derniers. À commencer par le communiste Fabien Roussel et ses 2,3 %, autant de voix manquantes pour rattraper le retard avec Le Pen. Autour des Insoumis, les avis divergent : faut-il régler le compte des communistes en présentant un candidat aux législatives face à eux ? La tentation est forte.

C'est un autre Jean-Luc Mélenchon qui monte à la tribune ce 10 avril 2022. Il a le visage des défaites heureuses, "des lendemains pleins de promesses", rêvent des fidèles, la larme à l'oeil. A l'aube de 1995, François Mitterrand jurait qu'il y aurait toujours quelqu'un pour récupérer le drapeau socialiste tombé à terre. Il disait alors que "la pire erreur n'est pas dans l'échec mais dans l'incapacité de dominer l'échec". Mélenchon a fait sienne cette leçon du sphinx mais brandit un autre étendard, celui d'une nouvelle gauche, plus radicale et éruptive, où le PS, EELV et le PCF ne sont plus, ou presque ; où lui seul surnage. S'il apparaît si serein, c'est qu'il sait son pari gagné. "Ici est la force", martèle-t-il. Mais à 70 ans, a-t-il encore l'envie et la vigueur d'hier ? Il exhorte les siens, énigmatique : "Faites mieux !"

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