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Les « bullshit jobs » sont l'avenir du capitalisme

« Networking enhancement », « innovative strategies », « global innovation insight » : ces nouveaux secteurs d'activité ont donné naissance à des métiers aux intitulés intergalactiques et incompréhensibles. Faut-il en rire ou au contraire s'en réjouir ?

Par Gaspard Koenig (philosophe)

Publié le 9 janv. 2018 à 11:50

Immobilisé et mis à la diète par une crise de goutte précoce, punition familière des ripailleurs, j'ai pu profiter de cette fin d'année sobre pour faire toutes sortes de choses inutiles, comme d'explorer mon compte LinkedIn. S'il m'est apparu assez naturel de ne pas connaître la plupart de mes 3.500 « contacts », j'ai été davantage surpris de ne pas comprendre l'intitulé de leurs professions. Je pensais que c'était pourtant l'objet de ce réseau social. Or, voici quelques secteurs d'activité visiblement populaires mais dont je confesse tout ignorer : « networking enhancement », « innovative strategies », « holacracy », « global innovation insight », « transition transformation », « change management », « global strategy », « creativity and innovation », etc. La notion particulièrement impénétrable de « stratégie » revient souvent : d'après une recherche rapide, 150 de mes contacts sont donc stratèges. Mais la palme du mystère revient à « thought leadership ». Serait-ce la fiche de poste de Maître Yoda ?

Les titres de mes contacts ne manquent pas non plus d'exotisme : ils sont experts, conseillers, consultants, senior advisers, business managers et même officers (plus besoin désormais de porter les armes pour devenir officier). Beaucoup se sont directement bombardés patron, CEO, founder, owner, managing partner - c'est-à-dire souvent « patron de moi-même », comme admet l'une honnêtement. Perdue au milieu de ces appellations intergalactiques, seule une minorité se reconnaît un métier à l'ancienne, définissant sobrement une identité professionnelle par-delà les aléas des carrières : architecte, jardinier, banquier, professeur, comptable, pilote d'avion, médecin ou réalisateur…

Au-delà de la mégalomanie intrinsèque aux réseaux sociaux, cette prolifération de « global strategy CEO » trahit les mutations de l'économie et de la société. Il est tentant d'y voir, comme l'anthropologue et activiste altermondialiste David Graeber, l'avènement des « bullshit jobs » (que je ne me permettrais pas de traduire). Les bullshit jobs caractérisent la bureaucratie de l'entreprise mondialisée, avec ses ressources humaines, ses relations publiques, ses avocats d'affaires, ses experts en influence, ses myriades de consultants bardés de PowerPoint. Le succès mondial de cette expression, utilisée par Graeber dans un article pour « Strike! Magazine » en 2013 puis développée dans son essai « The Utopia of Rules », est en lui-même révélateur. Graeber a entrepris depuis une étude plus empirique, en récoltant des témoignages à l'adresse doihaveabsjoborwhat@gmail.com. Il classe les bullshit jobs en cinq catégories : faire-valoir (pour mettre en valeur un supérieur hiérarchique ou un client), sbires (qu'une entreprise recrute pour la seule raison que ses concurrents le font), sparadraps (dont la mission consiste à résoudre un problème qui n'existe pas), timbres-poste (signalant que l'entreprise se saisit d'un sujet à la mode), contremaîtres (censés superviser des gens qui se débrouillent très bien tout seuls). Il faudrait proposer cette classification à LinkedIn.

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Graeber interprète les bullshit jobs comme un artifice déployé par le capitalisme pour survivre dans un univers où le travail devient de moins en moins nécessaire : plutôt que de sombrer dans une douce oisiveté, l'élite multiplie les fonctions inutiles pour prouver sa propre légitimité. J'aimerais tenter une explication alternative : les bullshit jobs reflètent plutôt l'impossibilité de nommer des tâches de plus en plus transversales, où l'intelligence se déploie au-delà des compétences techniques. On pourrait rebaptiser mes contacts de manière plus flatteuse, en empruntant au vocabulaire de Montaigne plutôt qu'à celui de Scorsese : « têtes bien faites ». En ce sens, les bullshit jobs participent à un progrès notable du capitalisme, dépassant la spécialisation du travail pour retrouver la valeur d'un être humain plein et entier. Ils ne consistent pas à cacher la machine, mais à la compléter.

Rien ne me pétrifie davantage que de devoir dire « ce que je fais dans la vie ». Mes hésitations attirent immédiatement la suspicion (surtout à la douane). Suivant les circonstances et les interlocuteurs, j'alterne entre écrivain, activiste, prof et humoriste. Mais finalement, peut-être ai-je atterri en plein dans notre modernité : avoir le métier qu'on est, plutôt qu'être le métier qu'on a. N'ayons plus honte de nos bullshit jobs. La prochaine fois qu'on me demande, je vais essayer « thought leadership ».

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