De l’origine, de la nature et de l’usage des gouttelettes qui perlent, parfois, à l’aube, au bord du limbe des feuilles.

Le jardinier matinal peut observer parfois sur ses fraisiers ou ses plants de tomates des gouttelettes qui perlent au bord des feuilles ; de même qu’en pleine nature on peut voir perler des gouttes à la pointe des herbes.
Il ne s’agit pas de rosée mais d’un phénomène lié à la circulation de l’eau dans l’appareil végétatif des plantes, phénomène que l’on appelle la guttation. Les gouttes qui suintent des dieffenbachias ou des philodendrons en appartement sont de même nature.

Des soupapes de sécurité
Vous avez déjà pu lire dans le n° 75 de La Garance voyageuse les rôles multiples que jouent les feuilles chez les végétaux et notamment celui « d’aspirateur d’eau ».

En effet, l’eau contenue dans le sol, du fait qu’elle concentre moins de sels minéraux que la sève, pénètre dans la plante par osmose, au niveau des racines. Cette eau, contenant des sels minéraux dissous, forme la sève brute. Elle est ensuite propulsée depuis les radicelles vers les parties supérieures, par la pression racinaire développée par un tissu dénommé endoderme. En même temps, cette sève est aspirée vers le haut par la dépression causée au niveau des feuilles par l’évapotranspiration : les stomates des feuilles, ouverts pour faire entrer le dioxyde de carbone nécessaire à la photosynthèse, laissent aussi sortir l’eau qui arrive dans les feuilles et qui se transforme en vapeur sous l’effet de la chaleur des rayons solaires. Ainsi, le fl ux d’eau depuis le sol à travers la plante est continu : plus de 90 % de l’eau qui entre par les racines est éliminée par les feuilles au fur et à mesure.
Mais que se passe-t-il lorsque l’entrée et la sortie de l’eau ne s’équilibrent pas ? Lorsque l’eau continue à pénétrer dans la plante par les racines et à être poussée (dans le xylème) par la pression racinaire alors qu’il n’y a plus d’évaporation au niveau des feuilles, il y a un risque de surpression. Ce risque est évité par le mécanisme de guttation : les feuilles possèdent sur leurs bords, à l’extrémité des nervures principales, des stomates modifi és appelés hydathodes, par lesquels l’eau en excès s’évacue sous forme liquide : d’où la formation de gouttelettes au bord du limbe ou à la pointe des feuilles. Les conditions qui conduisent à ce phénomène conjuguent une forte humidité du sol et une absence d’évaporation par les stomates, comme lorsqu’ils sont fermés, la nuit. C’est pourquoi il s’observe le plus souvent lors de petits matins frais après une chaude journée ou lorsque l’air est saturé en humidité comme dans les zones tropicales humides. Ces gouttes ne peuvent se confondre avec le dépôt de rosée réparti fi nement sur toute la surface des feuilles, mais il se peut que le liquide exsudé se mélange avec l’eau de la rosée et s’écoule par exemple dans le creux d’une feuille de maïs. Chez les plantes aquatiques, qui ne sont pas exposées à l’évaporation de leur eau par les feuilles, les hydathodes sont des cellules actives qui assurent en permanence l’évacuation de l’eau nécessaire à sa circulation dans la plante.

Larmes salées, sucrées ou… empoisonnées
En réalité, l’eau qui monte dans le xylème est la sève brute, chargée de substances absorbées au niveau des racines. On y trouve des sucres (comme du glucose, du galactose, du fructose), des sels minéraux (de calcium, potassium, fer, magnésium…), des acides aminés.
Si l’évapotranspiration ne laisse s’évacuer que l’eau, le liquide qui sourd par guttation est chargé, lui, en substances diverses. Ces sels se déposent sur le bord des feuilles pendant la guttation et y laissent parfois des auréoles blanchâtres.

On a pu observer que, sur des fraisiers, la guttation se produisait seulement sur les feuilles jeunes et pas sur les feuilles plus vieilles. L’analyse a montré que les hydathodes de ces dernières étaient obstrués par les dépôts laissés par la guttation. À l’aplomb des buissons d’aubépine (Crataegus sp.), il a été constaté que les orchidées Orchis mascula avaient un taux de germination particulièrement élevé. En comparant le taux de sucres contenu dans les gouttelettes exsudées par l’aubépine et celles exsudées par d’autres plantes, on a trouvé une concentration particulièrement élevée de sucres dans les exsudats d’aubépine. Cet apport pourrait rendre le sol plus propice à la germination de cette espèce d’orchidées.
De la même façon, il a été montré que la sensibilité des céréales au champignon parasite Claviceps purpurea (l’ergot de seigle) est corrélée à la concentration plus ou moins grande de certains sels dans leurs liquides de guttation.
Malheureusement, si les liquides de guttation contiennent des substances nutritives, elles peuvent aussi véhiculer aussi des toxiques.
Ainsi, des syndicats européens d’apiculteurs ont-ils lancé un cri d’alarme, faisant savoir que les abeilles qui s’abreuvent aux gouttelettes de guttation sont mortellement empoisonnées par la présence de néonicotinoïdes dans le liquide exsudé par les plantes dont les semences ont été traitées avec des insecticides persistants.
On a pu également constater la présence de virus dans le liquide de guttation de plants de tomates infectés (virus de la mosaïque de la tomate) et de poivrons (virus de la marbrure légère du poivron).

Un phénomène longtemps méconnu…
Le premier à avoir observé le phénomène de guttation, sur un arum égyptien, est un horticulteur et botaniste néerlandais, Abraham Munting. Il le décrit en 1672 dans un ouvrage sur la culture (Waare Oeffening der Planten) et dans son Exacte description des plantes publiée en 1696 après sa mort. C’est en 1887 que le terme de guttation a été proposé par le botaniste Alfred Burgerstein. Ferdinand de Saussure décrit lui, en 1804, ce qu’il appelle « la maladie blanche », à savoir des dépôts de sels sur les feuilles, observés sur des cucurbitacées, et il est le premier à analyser la composition des liquides de guttation. Pendant longtemps, la guttation a été considérée comme une particularité de certaines espèces de plantes. Mais elle est maintenant considérée comme une fonction générale à toutes les plantes supérieures. Même si certaines familles sont plus enclines que d’autres à utiliser ce mode de régulation de l’eau dans leur organisme, comme les solanacées, les cucurbitacées, les poacées, ce sont surtout les conditions de température et d’humidité du sol et de l’air qui rendent la guttation plus ou moins fréquente. On a pu aussi montrer l’infl uence de la composition chimique du sol sur l’apparition et l’intensité de la guttation.
… et qui donne des (mauvaises ?) idées
La guttation peut facilement être provoquée sur des plantes en laboratoire.
Des chercheurs ont eu l’idée d’utiliser ce phénomène pour faire produire par des plantes génétiquement modifi ées des protéines recombinantes que l’on récupère dans le liquide exsudé, technique dite de phyllosécrétion. La plante se transforme ainsi en usine économique : l’obtention des protéines recombinantes se fait sans destruction de la plante et en continu, sur une durée limitée uniquement par la durée de vie des plants producteurs.
On est loin de la poétique gouttelette miroitant dans le petit jour, mais au moins opère-t-on en milieu confi né, ne relâchant pas dans la nature des plantes génétiquement modifi ées aux effets incontrôlables.

Les mots pour le dire :
– xylème : n. m., le xylème est le tissu végétal qui conduit la sève brute dans la plante.
– protéine recombinante ou hétérologue : on appelle ainsi des protéines produites par des cellules dont l’Adn a été modifi é par recombinaison génétique. Un gène codant la protéine que l’on désire obtenir est introduit dans le génome de l’organisme choisi pour la produire. C’est ainsi que sont produites, par exemple, l’insuline, ou l’hormone de croissance.