Malgré les millions de compteurs bientôt installés, ERDF a refusé de nous fournir un exemplaire afin que nous puissions analyser ses entrailles. "Secret industriel", paraît-il. Cette étrange paranoïa ne fait en définitive que renforcer inutilement les suspicions autour de Linky. Nous n'y avons pourtant rien trouvé qui s'éloigne beaucoup des designs de référence que proposent Texas Instruments ou STMicroelectronics. Voyons tout cela de plus près.

La première différence fondamentale de Linky par rapport aux compteurs électromécaniques ou électroniques antérieurs réside dans la présence d'un dispositif de coupure. Ce disjoncteur interne est constitué d'un relais commandé par microprocesseur. Il permet à ERDF de couper ou de rétablir l'alimentation électrique à distance – dans le cas d'un changement de propriétaire par exemple – mais aussi de mieux gérer un éventuel blackout, comme nous l'avons expliqué dans les pages précédentes. Il se substitue aussi partiellement au disjoncteur principal BACO qui équipe toutes les habitations. Pour rappel, ce dernier sert à assurer une protection différentielle minimaliste (500 mA) mais aussi à limiter la puissance maximale en fonction de l'abonnement souscrit (30 A pour 6 kVA par exemple). Lors de l'installation d'un Linky, le technicien réglera le BACO au maximum de sa capacité (90 A) afin qu'il ne limite plus la puissance, une tâche désormais dévolue au nouveau compteur.
Shunt de mesure.

Reference Design.

La mesure du courant en elle-même ne présente aucune particularité notable. Elle est réalisée par un shunt (qui génére une tension proportionnelle à un courant) connecté à un composant tout-en-un qui effectue les calculs de puissance nécessaires. L'ensemble offre une précision de classe 1 (1 %) après étalonnage. Tout dispositif qui mesure la consommation du secteur est basé sur le même schéma. La présence d'un microcontrôleur ARM Cortex M3 dans certains modèles de Linky montre un souci d'évolutivité à long terme, sans compter qu'ERDF impose aux fabricants des "réserves" pour de futurs usages : 50 % de la ROM ainsi que 25 % de la RAM doivent rester libres en prévision de futures upgrades. Rien d'extravagant malgré tout : certaines multiprises connectées disposent de SoC nettement plus évolués et les arbitrages effectués pour maintenir les coûts de fabrication à un niveau raisonnable ont clairement privilégié la fiabilité plutôt que les fonctionnalités. Tout l'intérêt de Linky – en particulier d'un point de vue technique – se trouve évidemment dans la communication CPL. Avant d'aller plus loin, il convient de revenir sur le fonctionnement général de l'infrastructure Linky d'ERDF.
Le CPL (courant porteur en ligne) consiste à utiliser les deux conducteurs qui fournissent les 230 volts à 50 hertz du secteur EDF pour transmettre une information numérique. Pour cela, on y superpose un signal de plus haute fréquence. Le CPL est désormais bien démocratisé puisqu'on trouve sur le marché de nombreux adaptateurs (en particulier à la norme HomePlug AV). Linky va donc utiliser du CPL pour communiquer avec un "concentrateur" positionné sur un poste de transformation d'ERDF. Chaque concentrateur supportera en moyenne une centaine de compteurs. Il sera équipé d'une puce GSM afin de remonter les données à un centre de traitement national via le réseau GPRS classique (utilisé par les téléphones mobiles). La communication est bidirectionnelle : le concentrateur peut récupérer les données des compteurs mais également leur envoyer des informations de configuration ou upgrader leur firmware.

CPL G1 G3, Gné ?

Avant d'adopter la norme CPL G3 qui a pris du retard, ERDF a effectué ses expérimentations avec le CPL G1, plus ancien, beaucoup plus lent (120 octets/s effectifs) moins robuste et incompatible avec le G3. Ne souhaitant plus retarder davantage le déploiement des compteurs Linky, le distributeur a décidé en 2015 de commencer malgré tout à installer des compteurs (et des concentrateurs) encore basés sur du CPL G1 ; environ 3 millions d'entre eux devraient être posés d'ici à la fin 2016. La généralisation des modèles G3 arrivera par la suite dès 2017. Si les deux standards offrent des performances suffisantes pour les applications actuelles, on peut se demander si de futurs usages n'exigeront pas la présence d'un Linky G3 …

CPL basse fréquence.

Rentrons dans les détails. Le CPL G3 de Linky est très différent du CPL HomePlug AV : il s'agit d'un protocole basse vitesse, basse fréquence et conçu pour s'accommoder de conditions très dégradées sur une longue distance. HomePlug AV2 peut théoriquement transmettre 1 gigabit/s en utilisant des fréquences de 2 à 100 MHz, mais uniquement sur une dizaine de mètres. Au contraire, le CPL G3 de Linky offre une "portée" de plusieurs kilomètres en utilisant une bande de fréquences de l'ordre de 35 à 90 KHz (en France grâce à la bande CENELEC-A dédiée à cet usage) et un codage OFDM (orthogonal frequency-division multiplexing) à correction d'erreurs multiples. Son débit effectif ne dépasse toutefois pas 1 Ko/s dans le meilleur des cas ! La gestion des perturbations s'avère un point crucial puisque contrairement à une idée reçue, le CPL ne "s'arrête" pas au compteur – cela nécessiterait un filtre énorme – et le signal circule donc en amont et en aval de Linky. Conséquence directe : toute la pollution électromagnétique générée par les ignobles alimentations à découpage noname des abonnés se retrouve elle aussi dans le réseau électrique d'ERDF, bien après le compteur. Linky doit donc utiliser un mode de transmission très résistant aux perturbations.
Voilà pour la couche physique (PHY) qui définit les paramètres du signal électrique CPL. On trouve ensuite une couche MAC puis 6LoWPAN (IPv6 over Low-power Wireless Personal Area Network) qui permet l'interface avec une couche réseau en IPv6 classique. À noter que la couche MAC utilisée dans le CPL G3 de Linky supporte un mode gestion dit "Full Mesh" qui permet d'opter pour le meilleur chemin afin que les données atteignent le concentrateur même en cas d'environnement très perturbé. Un compteur peut ainsi relayer le signal de son voisin pour lui permettre d'atteindre le concentrateur indirectement. Au-dessus de la couche réseau, au niveau "transport", c'est l'UDP (et pas le TCP) qui est utilisé. Enfin, la couche application devait initialement exploiter les protocoles SNMP (pour la surveillance d'état), TFPT (pour la mise à jour de firmware), mais elle se limitera au final à COSEM, un ensemble de spécifications normalisées dédiées à la mesure de l'énergie.

Le contrôleur CPL G3 d'un compteur Linky et son PHY.
Couches de communication.
Le bornier d'arrivée/départ, plombé.

Un hic dans le TIC.

Il demeure toutefois un goût d'inachevé dans la conception de Linky. Si le compteur peut communiquer avec ERDF en utilisant le CPL, il reste incapable de transmettre – sans fil – ses informations directement au client. Certes, une fois récupérés par le fournisseur d'énergie, les relevés de consommation pourront être affichés sur son site web, mais la présence d'un module de communication interne type Zigbee aurait été un plus appréciable pour obtenir une remontée en temps réel. Probablement pour des raisons de coût, ERDF s'est contenté de laisser à la disposition d'autres fabricants un emplacement physique accessible sous le compteur. Le dispositif en question, baptisé ERL pour Émetteur Radio Linky, se connectera sur la sortie TIC (télé-information client) déjà présente sur les compteurs électroniques d'ancienne génération. Toutes les deux secondes, la liste des mesures effectuées (tension, courant, puissance, etc.) y est transmise. À charge ensuite à l'ERL de la communiquer à un périphérique d'affichage déporté grâce à un protocole sans fil quelconque (le ZigBee semblant privilégié). Reste que pour l'heure, alors même que Linky est déjà déployé en masse, aucun fabricant ne propose d'ERL. Marc Boillot, responsable du projet, écrivait pourtant dans un livre qu'il jugeait "indispensable que dès la pose, le client puisse bénéficier des nouveaux services offerts par le compteur (information, pilotage des appareils…)".