Le savant qui fait chanter les particules

Branché physique quantique et chanson à texte, Joël Sternheimer a découvert qu’on pouvait soigner les plantes en leur faisant écouter certaines mélodies.
Le savant qui fait chanter les particules

Branché physique quantique et chanson à texte, Joël Sternheimer a découvert dans les années 1970 qu’on pouvait soigner les plantes en leur faisant écouter certaines mélodies. Depuis, le chercheur continue d’explorer les promesses d’une nouvelle science, baptisée « génodique ». Rencontre avec un savant qui pourrait bien avoir inventé une alternative crédible aux pesticides et aux molécules chimiques.

« J’ai commencé à chanter la prolactine devant des vaches et elles se sont mises à danser. » Assis dans son bureau parisien du Quartier latin, l’œil pétillant, Joël Sternheimer se souvient du jour où il a pris conscience du pouvoir de la musique sur l’hormone à l’origine de la lactation. À l’époque, le savant était en voyage au Japon pour expérimenter les premiers résultats de sa trouvaille : la démonstration scientifique de l’influence de la musique sur les êtres vivants.

Aujourd’hui, à 73 ans, le physicien a les mêmes cheveux qui courent jusqu’aux oreilles, et la même malice dans le regard qu’un Einstein. Rêveur sensible, il incarne plus que jamais la figure du chercheur transdisciplinaire, mi-scientifique, mi-artiste, qui ne sacrifierait son indépendance pour rien au monde.

Boson intermédiaire

Tout commence à la fin des années 1960. À l’époque, Joël Sternheimer explore la physique des particules à l’université de Princeton (New Jersey), où l’a envoyé son professeur, Louis de Broglie. Prix Nobel de physique 1929, ce dernier a posé les bases de la physique quantique en découvrant que la matière émet des ondes. Son jeune disciple est sur une piste quand l’administration américaine choisit de réorienter ses crédits de recherche vers des laboratoires spécialisés dans la fabrication d’armes, à l’heure où le pays s’embourbe déjà dans la guerre du Vietnam.

« Les Américains ont décidé d’aller massacrer les Vietnamiens et de lancer des programmes de recherche impérialistes. Il s’agissait de faire un pas de plus dans la hiérarchisation de la matière et des particules élémentaires », se souvient Joël. L’homme ne partage pas cette vision d’une science moderne « cloisonnée », qui « violente la nature et divise la matière ». Une approche qui détruit les liens subtils, les connexions invisibles qui régissent le vivant. À contre-courant, le jeune chercheur se demande comment poursuivre ses recherches sur la physique des particules en toute indépendance. Sur les conseils de ses confrères, en particulier du célèbre Robert Oppenheimer, resté dans la mémoire collective comme le « père de la bombe atomique », Joël Sternheimer se consacre à sa deuxième passion, la musique. Et décide de rentrer au pays, à Paris, pour exploiter ses talents d’artiste. Compositeur et interprète, le savant assure son indépendance sous le nom d’Évariste.

À force de multiplier les concerts et les 45 tours aux titres improbables (« Connais-tu l’animal qui inventa le calcul intégral ? », « La chasse au boson intermédiaire », etc.), il économise pour financer ses futures recherches. Il faut attendre les années 1980 pour que Joël, qui s’est entouré de musiciens, de mathématiciens, de biologistes et de physiciens, fasse la découverte qui va changer le cours de sa vie : chaque particule de matière est associée à une gamme musicale. « Comme quoi, on n’échappe pas à l’origine de ses crédits de recherche », s’amuse le chercheur, avec un peu de recul.

Mélodies des protéines

La musique résonnerait donc au cœur des atomes. Chaque organisme vivant serait traversé par des fréquences harmonieuses permettant aux cellules de « communiquer » entre elles. Joël se met à calculer ces fréquences selon les principes de la physique quantique. Il met en évidence, pour la première fois, l’existence de ce qu’il appelle des « ondes d’échelles » qui relient les différents niveaux d’organisation de la matière, que celle-ci soit inerte ou vivante. « J’ai repensé à ce vieil adage paysan selon lequel les vaches aimeraient Mozart. Et en janvier 1986, je me suis procuré un livre sur les séquences des protéines. »

« Chaque créature chante son propre cantique. »

Le chercheur se penche sur le processus de synthèse des protéines qui assurent la croissance et l’équilibre de chaque être vivant. « Les acides aminés qui se mettent en harmonie pour fabriquer la protéine sont une suite d’ondes semblable à une suite de notes sur une partition. » En pianotant sur un orgue électronique, le savant apprend à retranscrire en musique ces chants inaudibles à l’oreille humaine. Des mélodies des protéines qu’il choisit de baptiser « protéodies ».

Joël va plus loin. Si chaque protéine correspond à une musique spécifique et perceptible, quel serait l’effet produit sur un organisme vivant à qui l’on ferait écouter la mélodie de telle ou telle protéine ? Le savant découvre ainsi que les protéodies situées dans les graves permettent de stimuler la fabrication de protéines dans l’organisme, quand d’autres, situées dans les aigus, ont plutôt tendance à l’inhiber. « Chaque créature chante son propre cantique, remarque le physicien, dont certaines protéodies rappellent des thèmes connus, comme la « Chanson des pommes », un air japonais d’après-guerre, ou encore la comptine « À la claire fontaine ».

« Quand je décode une protéine de salade, je deviens salade… »

D’autres évoquent des airs de Mozart ou Beethoven, même si les mélodies des protéines n’ont pas grand-chose à voir avec les musiques les plus familières. « Il y a deux sources de décodage d’une protéine : soit on part d’une inspiration musicale et on cherche à quelle protéine ça peut correspondre, soit on part de la protéine elle-même. C’est une sensation proche de celle des sourciers avec leur baguette : quand je décode une protéine de salade, je deviens salade… », raconte le chercheur, sans ironie aucune.

Facebook des chercheurs

Longtemps, le lien entre la musique et le vivant a fait l’objet de conjonctures plus ou moins spirituelles. Chez les Amérindiens, le Kokopelli était un petit joueur de flûte bossu qui semait les graines sacrées en soufflant dans son instrument. Et en Corse, en Afrique ou dans les îles du Pacifique, certains chants ont été salués pour leurs effets bénéfiques supposés sur la productivité agricole. À ces savoirs empiriques, les travaux de Joël Sternheimer ajoutent un précieux éclairage scientifique. De la production de lait à la pousse des cheveux en passant par la guérison de certaines maladies, sa découverte ouvre une nouvelle voie scientifique qu’il appelle « génodique », contraction des termes « génétique » et « mélodie ».

La table de correspondance entre notes et acides aminés de M.A. Clark

En 1992, Joël dépose le brevet du « procédé de régulation épigénétique de la biosynthèse des protéines par résonance d’échelle ». Mais la patente ne sera acceptée par l’Office européen des brevets que vingt-deux ans plus tard, après des années d’expérimentations complémentaires dans le domaine agricole. « Avant de soigner l’homme, il faut bien le nourrir », note l’iconoclaste, qui n’a jamais couru après la notoriété ni les crédits. S’il fut un temps conseiller scientifique de la Cité des sciences et de l’industrie, c’est aux frontières de la science que Joël poursuit ses travaux. Ses résultats, il ne les publie pas dans les prestigieuses revues à comité de lecture mais sur ResearchGate, le « Facebook des chercheurs ».

« Les tomates mélomanes résistent à la sécheresse et aux attaques d’insectes. »

Le physicien explore d’abord l’impact des protéodies sur les plantes dans un cadre associatif et bénévole, aux côtés de l’agronome Pedro Ferrandiz. Ensemble, ils développent des programmes de recherche dans plusieurs pays. En Suisse, durant l’été caniculaire de 1994, ils testent les effets de la musique de la protéine TAS 14, celle qui permet aux tomates de résister à la sécheresse. Trois minutes par jour, du 26 juillet au 11 août, certaines tomates écoutent cette musique avec une ration d’un litre et demi d’eau. Le résultat est renversant. Les feuilles des plants traités en musique restent vertes alors que les autres, qui n’ont reçu que de l’eau, sont sèches…

Nos plantes font-elle de la musique ? Photographie réalisée par Boris Austen

Stupéfaits par ces résultats, des paysans sénégalais sollicitent Joël et Pedro pour reproduire l’expérience dans une petite exploitation horticole près de Dakar. Soumis au même régime musical, les tomates mélomanes résistent à la sécheresse et aux attaques d’insectes. Les pieds sont plus hauts, les fruits plus gros, le rendement multiplié par vingt. Autour d’une centaine de plants, un microclimat finit par s’installer, contribuant à rétablir localement le cycle de l’eau.

Alternative aux pesticides

Aujourd’hui, Joël Sternheimer et Pedro Ferrandiz continuent d’élaborer des protéodies pour des usages agricoles ciblés. Dans le cadre de la Genodics, la société qu’ils ont fondée en 2008, ils développent leurs programmes de recherche en France. L’entreprise commercialise une quarantaine d’« applications  » permettant de doper la croissance des plantes, de se passer d’intrants, de prévenir ou traiter certaines maladies, ou encore de stimuler les défenses naturelles des plantes et leur résistance au stress. « On travaille avec 79 vignerons, 28 maraîchers, 4 arboriculteurs, 2 producteurs de graminées et un éleveur de brebis », précise Michel Duhamel, conseiller en innovation et président de la société. Les vignerons sont en première ligne : l’esca, l’une des plus anciennes maladies dont souffre la vigne, provoque des pertes économiques sévères. Là où l’industrie phytosanitaire est démunie, les protéodies ont permis de réduire d’au moins 50 % la mortalité des plants.

Chaque agriculteur peut avoir recours aux protéodies, moyennant l’achat d’une licence annuelle d’un montant compris entre 800 et 5 000 euros, selon la surface traitée et les économies réalisées. « J’étais sur le point de perdre toutes mes courgettes à cause du virus de la mosaïque », raconte Gilles Josuan, un maraîcher du sud de la France.

Les boîtiers Genodics utilisés dans une serre à salade – Photographie du site Genodics

En 2006, il est le premier à installer le petit boîtier blanc estampillé « Genodics ». Équipée de mini-panneaux solaires et d’un autoradio programmable, cette chaîne hi-fi, conçue pour résister aux intempéries, diffuse automatiquement les chants bienveillants. Sept boîtiers répartis sur 7 hectares émettent par sessions de 6 minutes, pour respecter la posologie. « Le virus est là, mais on arrive à le contenir jusqu’à la récolte », précise l’agriculteur. Le principe n’est pas l’éradication mais la tolérance : booster les défenses naturelles de la plante pour rendre l’agresseur moins agressif et l’agressé moins sensible. « On n’arriverait plus à s’en séparer », assure Martine Mangenot, maraîchère en Bretagne, qui a pu neutraliser le mildiou qui menaçait ses salades. « Mon père branchait déjà la radio dans ses serres, il trouvait que les plantes se portaient mieux. »

Boudé par l’Inra et le CNRS

Si la génodique est si efficace, comment expliquer que tant d’agriculteurs préfèrent encore recourir aux pesticides pour « traiter » leurs plantes ? « La difficulté de faire partager une évidence », regrette Joël, toujours aussi isolé au sein de la communauté scientifique. À Caen, la directrice d’un laboratoire public s’est associée au physicien pour tester les protéodies sur des huîtres souffrant d’un nouveau mal. Malgré des résultats probants, les recherches ont été suspendues, faute de financements suffisants.

SURVIVORS est une opération originale de recherche participative montée par une équipe de l’INRA (UMR EEF) avec l’appui du Labex ARBRE et du CPIE. Une expérimentation a été installée en pépinière à Champenoux pour comprendre comment de jeunes hêtres survivent à des modifications sévères de leur fonctionnement eau-carbone-azote.

Du côté de Strasbourg, c’est le professeur de chimie Marc Henry qui a intégré la théorie de Joël Sternheimer dans ses cours universitaires. En Italie, aux États-Unis et au Japon, une poignée d’autres curieux osent également s’aventurer au-delà des frontières de la science académique. Mais ni l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) ni le CNRS ne soutiennent la recherche sur les protéodies. « Certains laboratoires exigent des sommes démesurées pour lancer des recherches. C’est un problème financier, mais c’est aussi lié au fait que d’autres labos sont à la fois juge et partie… », constate Joël. « On se heurte aux lobbies de la chimie », ajoute Michel Duhamel. Pour le biologiste Jean-Marie Pelt, disparu en décembre 2015, le blocage serait surtout intellectuel : « C’est une nouvelle approche du vivant, révolutionnaire. Pour la première fois, on reconnaît la sensibilité de la matière. Une approche qui suppose un autre regard sur la biologie. »

De la musique en pharmacie ?

Appliquée à l’homme, la découverte de Joël pourrait aussi bouleverser les codes de la médecine. « Contrairement à la médecine médicamenteuse, le sujet pourrait reconnaître ce qui le guérit », précise le physicien, premier cobaye de ses protéodies, dont il soutient qu’elles le soignent en partie depuis des années. « L’expérience montre que lorsque quelqu’un pianote sur son ordinateur la musique d’une molécule, il est parfaitement capable de reconnaître si cette molécule peut lui servir de médicament. » Pour autant, le savant reste très prudent sur d’éventuelles applications thérapeutiques des protéodies, qui seraient d’ailleurs déjà en cours dans un hôpital universitaire du quartier de Shinjuku, à Tokyo.

Sur ce point, une anecdote déconcertante lui revient en mémoire : « J’étais sur mon clavier en train de décoder une molécule d’hémoglobine. À l’époque, la femme d’un ami ne parvenait pas à rétablir son taux de globules rouges suite à une opération. Je lui ai demandé si elle voulait écouter sa molécule. Elle m’a dit oui. » Une semaine après, ses analyses ont montré un retour à la normale. « Elle a dit ressentir quelque chose de fort et se sentir moins fatiguée… » Quelques années plus tard, Joël réalise une autre expérience, soumise à l’Office européen des brevets, sur des cellules leucémiques humaines appelées interleukine 2. L’OEB conclut à « l’existence d’une relation causale entre l’exposition à la suite musicale et l’inhibition de la synthèse de l’interleukine 2  ».

« Qui sait si, dans trente ou quarante ans, les médecins ne prescriront pas des mélodies personnalisées à la place de pilules chimiques. »

« À ce jour, nous avons décodé plus de 2 000 protéodies humaines », affirme le physicien. Parce qu’elle ne repose pas sur le principe de l’éradication mais sur l’établissement d’un équilibre entre le virus et l’organisme, la génodique laisse entrevoir la possibilité d’un futur dans lequel la manipulation du génome ne serait plus nécessaire. Qui sait si, dans trente ou quarante ans, les médecins ne prescriront pas des mélodies personnalisées à la place de pilules chimiques, et s’il ne sera pas possible d’acheter des protéodies en pharmacie. Avant-gardiste, la théorie de Joël Sternheimer est en tout cas de celles qui décloisonnent la pensée et rappellent que la science est d’abord une affaire de société. « Explorer des perspectives médicinales d’un point de vue citoyen, trouver des mélodies qui apaisent les virus, c’est bien une autre façon de résoudre les conflits », se dit le chercheur, dont l’équipe est en passe de lancer des recherches complémentaires avec un laboratoire de biologie cellulaire à l’université de Cergy-Pontoise.

Joël Sternheimer à l’Université de Princeton (New Jersey) en 1967

D’une intégrité absolue, le physicien trace sa route, cherchant moins à séduire ses pairs qu’à éveiller l’intérêt public. Finalement, une seule chose l’inquiète : « Le problème du déni du sujet dans la science. Dans le judaïsme, dont la tradition m’imprègne, il y a un passage de la pâque juive qui insiste sur la différence entre le sage et le pervers : le sage est celui qui s’inclut comme partie prenante de l’univers qu’il étudie, tandis que le pervers le considère du dehors. Dans cette optique-là, la science contemporaine tend à être perverse, dans la mesure où elle exclut le sujet de sa description du monde. »

Du pur Joël Sternheimer dans le texte. Les mots d’un homme de science à l’âme d’artiste qui marche contre le vent, une fiole de folie dans le creux de la main.

Illustration de une réalisée par Nicolas Dehghani pour Usbek & Rica.

Article paru dans le numéro 19 d’Usbek & Rica. Auteur : Pauline A. Dominguez.