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Armée

La Polynésie marquée à jamais par les essais nucléaires français

Pendant 30 ans, de 1966 à 1996, la France a testé ses bombes nucléaires en Polynésie. Alors que ce territoire ultramarin paye encore les conséquences sanitaires, sociales et environnementales des essais, faire reconnaître le rôle préjudiciable de la métropole et obtenir justice se heurte encore au secret défense.

« Nous devions demeurer sous les abris jusqu’à ce qu’il s’arrête de pleuvoir », raconte Daniel, un cultivateur local de Mangareva, une des îles de la Polynésie française appartenant à l’archipel de Gambier, à 1.500 km au sud-est de Tahiti. Il décrit les exercices réalisés sous le commandement de l’armée française pour les 500 habitants de l’île le 24 août 1968, le jour où, à 400 km de là, il fut procédé à l’explosion de Canopus — une bombe thermonucléaire 150 fois plus puissante que celles qui, en août 1945, ont détruit Hiroshima et Nagasaki.

Ce n’était ni la première ni la dernière fois que les habitants de l’île s’abriteraient de la pluie. Entre 1966 et 1996, la France a effectué 193 essais nucléaires dans ce qui constituait alors le territoire d’outre-mer de la Polynésie française. Quarante-six essais ont été réalisés dans l’atmosphère, où chacune des explosions a produit des nuages radioactifs balayés au gré des vents, parsemant l’environnement de radionucléides et exposant directement les populations, la faune et la flore à des taux de radioactivité anormaux.

Durant des années, l’effet réel des essais nucléaires en Polynésie française — maintenant une Collectivité d’outre-mer (COM) composée de 118 îles et atolls occupant plus de 2.000 km des eaux du Pacifique — avait constitué un secret étroitement gardé. Encore aujourd’hui, toute information concernant les taux d’exposition est protégée par l’armée française. Récemment, toutefois, des informations concernant la portée exacte des retombées ont commencé à faire surface. Début octobre, Oscar Temaru, politicien de l’opposition en Polynésie française, a déclaré lors d’une réunion des Nations unies à New York qu’une plainte avait été déposée contre la France pour « crimes contre l’humanité » devant la Cour pénale internationale, et ce, au nom de « toutes les personnes qui sont mortes des conséquences du colonialisme nucléaire ».

En raison d’un manque d’infrastructures et d’accès, un grand nombre de cas en Polynésie n’ont été signalés que très tard. Jusqu’en 2009, la plupart des patients atteints d’un cancer étaient évacués soit vers la Nouvelle-Zélande, soit vers la France, pour y recevoir un traitement de radiothérapie.

« Bousculer dans un laps de temps extrêmement court l’ensemble du mode de vie de la Polynésie » 

Les rapports divulgués au début de cette année par le ministère de la Santé de la Polynésie française indiquent une augmentation du nombre de maladies radio-induites, avec 467 nouveaux cas de cancer signalés en 2017 par rapport à 93 en 1992. On peut raisonnablement parler d’une corrélation entre cette augmentation et un système de santé plus développé, et des études plus spécifiques sont certainement requises pour évaluer précisément l’incidence des essais sur la santé de la population. Cependant, les communautés locales refusent de croire que cette hausse des cas de diagnostics de cancer soit purement fortuite.

La France, actuellement deuxième producteur mondial d’énergie nucléaire, est engagée sur la voie de l’énergie nucléaire depuis 1939. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le président français, le général Charles de Gaulle, a mis sur pied une agence officielle chargée de l’énergie nucléaire, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Dès 1956, la construction d’armes atomiques a démarré sous le Premier ministre Pierre Mendès-France et après son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle a activé un programme d’essais nucléaires qui a conduit à la détonation de la première bombe A dans le désert algérien, le 13 février 1960 — la tristement célèbre Gerboise bleue.

La France a procédé à des dizaines d’essais atmosphériques et souterrains en Algérie mais lorsque le pays a acquis son indépendance en 1962, l’attention du CEA s’est tournée vers les territoires français d’outre-mer du Pacifique. Il a choisi, pour nouveau terrain d’essai, les atolls de Moruroa et de Fangataufa (appartenant à l’archipel des Tuamotu), en Polynésie française, et en mai 1963, un premier contingent de 300 ouvriers et techniciens a débarqué à Moruroa pour y construire les premiers bâtiments du Centre d’expérimentations nucléaires du Pacifique (CEP). Son incidence a été, à bien des égards, regrettable.

Comme Patrice Bouveret, de l’Observatoire des armements, une organisation indépendante qui évalue les effets des essais nucléaires français en Polynésie depuis 1984, l’a expliqué dans un entretien avec Equal Times : « La décision du gouvernement français d’utiliser le territoire polynésien comme site pour ses essais nucléaires est venue bousculer dans un laps de temps extrêmement court l’ensemble du mode de vie de la Polynésie aux niveaux économique, social, alimentaire, culturel et environnemental. »

Dès avant le lancement des premières bombes, les efforts portant sur la construction du CEP ont déclenché une vague de changements auxquels les Polynésiens n’avaient pas accordé leur consentement et n’étaient pas prêts à faire face. « La population polynésienne était environ de 150.000 personnes à l’époque. Environ 10.000 personnes — pour la plupart des hommes seuls, jeunes — ont débarqué vers la fin des années 1960. Cela a entraîné une véritable explosion de la consommation, des transactions immobilières et foncières, qui a également bénéficié à certains Polynésiens, mais aussi aggravé les inégalités », explique M. Bouveret.

Ainsi, entre 1962 et 1968, la population de l’île de Tahiti a pratiquement triplé, entraînant une vague d’urbanisme sauvage qui a exacerbé les disparités sociales. Parallèlement, avec son économie coloniale fortement dépendante de l’aide française, la Polynésie a connu un pseudo-boum économique où la hausse exponentielle de la demande de main-d’œuvre, la hausse des salaires et l’introduction d’un capitalisme à l’européenne ont détourné la population locale de ses moyens de subsistance traditionnels, comme la pêche et la production de copra, de vanille et de café destinée à l’exportation.

Des habitants et des milliers de travailleurs migrants avaient été « insuffisamment informés » par l’État des conséquences possibles des radiations 

Le CEP a également défiguré le paysage de quelques-unes de ces îles et atolls polynésiens naguère paradisiaques. Comme, par exemple, l’excavation de plus de deux millions de mètres cubes de terre et l’édification d’une digue de 2.000 mètres en l’espace d’un peu plus de deux ans à partir de la construction du CEP. L’atoll jusque-là inhabité de Moruroa a vu la construction d’une piste d’atterrissage d’une longueur de 2.000 mètres, ainsi que d’habitations à même d’accueillir plus de 2.000 membres de personnel, cependant que l’atoll de Hoa, cédé en location partielle, a dû faire ses adieux à 50.000 mètres cubes de corail, pour faire place à des chenaux d’accès.

Le lagon de Mururoa en 1972.

À partir du lancement des essais nucléaires en 1966, les conséquences ont commencé à affecter la santé de l’environnement local, des habitants et des milliers de travailleurs migrants, qui avaient été « insuffisamment informés » par l’État des conséquences possibles des radiations. Le nuage radioactif issu de l’explosion d’Aldébaran, la toute première bombe à exploser, le 2 juillet 1966, au-dessus de l’atoll de Moruroa, a dérivé jusqu’à Mangareva, entraînant l’évacuation du ministre des outre-mer, alors que la population locale n’en a pas été informée.

Plus de 40 ans plus tard, un rapport de l’Observatoire des armements, a divulgué des documents jusque-là classifiés contenant des enregistrements par des techniciens du Service mixte de contrôle biologique (SMBC) — un organe créé par le CEA pour collecter et analyser des échantillons biologiques puisés durant et après les explosions — dans lesquels les niveaux de radiations décelées dans des laitues non lavées quatre jours après l’explosion d’Aldébaran étaient 666 supérieures à la normale.

L’eau potable était six fois plus radioactive et les échantillons de sol 50 fois plus radioactifs que la normale. Près de trois mois plus tard, une enquête a révélé que la radioactivité détectée dans l’eau de pluie à Mangareva atteignait des niveaux ahurissants, 11 millions de fois supérieurs à la normale.

Malgré le fait qu’il était en possession de cette information, le CEP a poursuivi les essais, et ce jusqu’à février 1996, quand le président Jacques Chirac a annoncé l’arrêt définitif du programme.

L’efficacité contestable de la loi Morin 

Au terme de longues années de lutte pour la reconnaissance face aux dénis véhéments de responsabilité de l’État français, une lueur d’espoir s’est finalement présentée aux Polynésiens en 2010 avec la mise en application par le gouvernement français d’une loi prévoyant le versement d’indemnités pour les victimes des essais nucléaires français en Polynésie. Toutefois la loi Morin [1] a soulevé, à bien des égards, plus de controverses qu’elle n’a livré d’indemnisations adéquates.

D’après le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, des 1.245 cas enregistrés depuis l’établissement de ce comité, 147 seulement émanent de la population polynésienne. Jusqu’à présent, 11 cas à peine ont été approuvés comme éligibles à compensation.

L’efficacité contestable de la loi Morin tient, en grande partie, au secret que maintient le ministère de la Défense sur ses enquêtes afférentes aux questions nucléaires : l’impossibilité d’accéder aux dossiers exclut toute possibilité d’enquête exhaustive et par-là même toute possibilité de compensation effective et complète.

Cet embargo sur l’information a aussi eu des répercussions tangibles sur les résultats scientifiques — ce que le Dr Florent de Vathaire, du groupe chargé de l’épidémiologie des radiations à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a, dans son étude de 2010 sur les cas de cancer de la thyroïde en Polynésie française, attribué aux « données limitées concernant l’exposition ».

La France a maintenu le secret sur la plupart des documents, ne faisant qu’attiser la frustration des Polynésiens 

Malgré les tentatives répétées des autorités polynésiennes d’accéder aux documents, la France a maintenu le secret sur la plupart d’entre eux, ne faisant qu’attiser la frustration des Polynésiens. « Clairement, nous n’aurons jamais accès à tous les éléments qui pourraient révéler, ne fût-ce que partiellement, les moyens de fabriquer l’arme », affirme Yolande Vernaudon, de la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN), un service administratif mis sur pied par le gouvernement français pour superviser les processus liés aux essais. Et d’ajouter : « Cependant, certains courriers ou rapports sont classés “secret défense” alors qu’il nous semble qu’ils ne contiennent aucun indice de fabrication tandis qu’ils sont importants pour permettre de retracer les évènements historiques. »

Mais en dehors d’une estimation de la portée réelle des conséquences sur la santé de la population polynésienne, un simple examen des documents militaires pourrait permettre de faire la lumière sur d’autres retombées — peut-être plus profondes encore — de la période nucléaire. « Ces dernières années, l’accent a été mis essentiellement sur les conséquences sanitaires réelles, mais aussi supposées voire fantasmées de ces essais, occultant les conséquences environnementales, sociales et culturelles », a déclaré Mme Vernaudon à Equal Times.

Alors que la France continue de négliger ses responsabilités, les Polynésiens ont réuni un comité chargé de débattre de la création d’un mémorial où des archives, des documents et des témoignages personnels seront exposés pour les prochaines générations.

« Nous préparons désormais le cahier des charges pour recruter, par appel d’offres, un programmiste scénographe qui sera chargé d’écrire le projet de programme technique détaillé qui permettra la consultation de maîtrise d’œuvre », a indiqué Mme Vernaudon à l’issue de la dernière réunion du Comité, le 20 juillet 2018. Elle a ajouté que le mémorial a fait partie des demandes des Polynésiens depuis plus de 15 ans et que bien que son contenu ne soit pas encore précisément défini, ces premiers pas représentent une nouvelle quête pour la vérité.


  • Cet article, traduit de l’anglais, a été initialement publié sur Equal Times.
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