Le pari de la chimie sans pétrole

Elles ne sont pas chimistes mais veulent réduire leur dépendance aux hydrocarbures et leur empreinte environnementale. Gros plan sur ces entreprises qui investissent pour biosourcer leurs produits.

Partager
Le pari de la chimie sans pétrole
Danone a conclu un partenariat avec la biotech Avantium pour produire une bouteille d’eau 100 % d’origine végétale dès 2017.

Sanofi, Legrand, Shell… Début mai, au port de La Rochelle (Charente-Maritime), des industriels de tous horizons se pressaient au sommet mondial de la chimie verte. Un mois plus tôt, c’est à Lille (Nord), que Michelin, Danone et L’Oréal, entre autres, s’étaient donné rendez-vous pour assister au congrès européen des produits biosourcés. COP21 oblige, la transition énergétique, la dépendance aux hydrocarbures et la lutte contre le réchauffement climatique ont fini de convaincre les grands acteurs de l’automobile, de l’agroalimentaire et des cosmétiques de s’intéresser à une chimie sans pétrole.

Les produits chimiques reposent encore à 93% sur le carbone fossile. L’Union des industries chimiques (UIC) a promis de doubler le nombre de produits biosourcés d’ici à 2020. S’appuyant sur des organismes de recherche et des start-up spécialisées, les marques B to C acceptent désormais d’investir en amont pour plancher sur de nouveaux procédés chimiques à partir de matières premières renouvelables. Fin 2013, huit multinationales (Coca-Cola, Danone, Ford, Heinz, Nestlé, Nike, P & G, et Unilever) et le Fonds mondial pour la nature (WWF) ont ainsi lancé la Bioplastic feedstock alliance pour soutenir le développement de plastiques fabriqués à partir de matières végétales. « Leurs recherches en chimie verte ne remontent pas à deux ans », précise Pierre Gadrat, le directeur chimie-matériaux d’Alcimed, société de conseil. À la fin des années 1990, Danone avait testé, en Allemagne, un pot de yaourt en PLA (acide polylactique), mais les consommateurs n’étaient pas prêts. Entre-temps, certains grands groupes ont accéléré leur engagement pour trouver des alternatives à la chimie d’origine fossile. L’intérêt des produits biosourcés, s’ils s’avèrent compétitifs à compétences égales, est de pallier le prix élevé du pétrole et les problèmes d’approvisionnement en produits pétrochimiques, selon Jérôme Maës, responsable de missions chez Alcimed.

Différentes initiatives ont été mises en œuvre dans le monde. Au Brésil, Braskem a investi massivement pour transformer les résidus de sucre de canne en huile et se passer de l’huile de palme en provenance d’Asie. En France, le développement de substituts verts bénéficie du soutien gouvernemental, marqué par le plan industriel chimie verte, lancé en 2014 par Arnaud Montebourg et refondu depuis dans le plan Nouvelles ressources. L’interdiction du bisphénol A dans tous les contenants alimentaires, en vigueur depuis le début de l’année, a aussi joué un rôle. Et les consommateurs répondent enfin présent, acceptant parfois de payer plus cher pour un produit premium. Toutefois, nuance Pierre Gadrat, « la complexité des procédés, la volatilité des cours des matières premières agricoles et la chute du prix du pétrole peuvent mettre en péril l’équilibre économique, condition sine qua non pour la concrétisation de ces projets ». Des risques qui n’empêchent pas des industriels comme Danone, Michelin et L’Oréal de poursuivre leurs efforts.

Danone se met au vert

Numéro deux mondial de l’eau minérale, Danone entend réduire son empreinte environnementale en concevant une bouteille à 100% d’origine végétale. Depuis 2011, sa marque Volvic dispose d’un emballage biosourcé à 20%, mélange de plastique recyclé et d’un PET (polytéréphtalate d’éthylène) d’origine végétale, issu d’un résidu de production de canne à sucre. Son empreinte carbone est réduite de près de 40%. Cependant, cette bouteille étiquetée « végétale » a suscité une controverse lors de sa commercialisation. Comme sa composition chimique finale n’a pas changé, elle n’est de fait pas biodégradable et génère toujours des déchets plastiques. Danone, qui espère tirer un trait sur le PET, mise sur la biotech néerlandaise Avantium. Née d’une spin-off de Shell en 2000, elle a développé une technologie permettant de fabriquer un bioplastique : le PEF (polyéthylène furanoate). Il s’agit d’une alternative plus protectrice et plus légère que le PET, émettant trois fois moins de CO2 et fabriquée à partir de plantes, de déchets de papier, de résidus agricoles.

L’atelier pilote d’Avantium, capable de produire 40 tonnes de PEF par an, fournit déjà des résines au centre R & D packaging de Danone Eaux. Il reste encore à démontrer que le PEF est compatible avec les machines du groupe français et qu’il est aussi rentable que le PET. Pour financer l’industrialisation de cette technologie et la construction d’une usine, Danone a participé, en 2014, aux côtés de Coca-Cola, du fonds d’investissement Swire et du spécialiste de l’emballage Alpla, à une levée de fonds de 36 millions d’euros.

Parallèlement, Danone commercialise des pots biosourcés pour certains de ses yaourts (Activia en Allemagne, Actimel en France), issus de résine de bioéthanol fabriquée à partir de canne à sucre par la société brésilienne Braskem… sans impact pour la forêt amazonienne.

 

  • Budget La bouteille Volvic à 20% d’origine végétale aurait généré un surcoût de 20%. Le projet de bioplastique d’Avantium aurait dépassé la dizaine de millions d’euros.
  • Horizon Une bouteille d’eau à 100% d’origine végétale en 2017.
  • Enjeu Développer un plastique biosourcé rentable.
  • Concurrence Coca-Cola a noué un partenariat avec Avantium et travaille, avec Virent et Gevo, sur des alternatives biosourcées à l’acide téréphtalique afin d’avoir des bouteilles à 100% d’origine végétale d’ici à 2020.

Michelin réinvente son caoutchouc

Offrir des solutions de mobilité plus propres et limiter sa dépendance aux hydrocarbures est une priorité pour le fabricant de pneus Michelin. Avec son programme d’économie circulaire, dit la « stratégie 4R » (réduire, réutiliser, recycler et renouveler), le groupe travaille sur de nouveaux mélanges utilisant des matières premières renouvelables – qui constituent déjà 25% de ses pneumatiques –, comme le caoutchouc naturel, l’isoprène et le butadiène biosourcés, des huiles et résines naturelles…

« En chimie verte, notre projet le plus avancé, BioButterfly, mené avec IFP Énergies nouvelles et Axens, vise à développer un procédé de production de butadiène biosourcé à partir d’alcool », explique Terry Gettys, le directeur de la R & D de Michelin. L’objectif à terme est de monter une filière de production de caoutchoucs synthétiques issus de la biomasse, avec l’aide du sucrier Tereos. Lancé en 2013 pour une durée de huit ans, ce projet représente un budget de 52 millions d’euros, en partie financé par les investissements d’avenir. En juillet, les partenaires devront opter pour l’une des différentes solutions actuellement expérimentées en laboratoire. « Il nous faudra ensuite trois ans pour tester et confirmer ce choix sur une ligne industrielle pilote, puis encore deux ans pour construire une usine Michelin de très forte capacité », précise Terry Gettys.

Le groupe de Clermont-Ferrand collabore avec l’américain Amyris et le brésilien Braskem sur le développement et le processus d’industrialisation de l’isoprène renouvelable. Cette technologie, produite à partir de canne à sucre ou de cellulose, représente une alternative pour assurer ses approvisionnements. À l’autre bout de la chaîne, seulement 1 à 2% de la matière pneumatique sont aujourd’hui recyclés. Michelin mène deux projets de recherche en partenariat avec le chimiste PCAS et le CEA Grenoble : l’un pour concevoir des poudres de très haute qualité qui pourraient être ensuite réinjectées dans la fabrication, l’autre pour produire de l’alcool avec de vieux pneus. Mais les solutions envisagées pour l’instant consomment trop d’énergie et exigent trop de procédés.

 

  • Budget Michelin consacre environ 25 millions d’euros par an à ses projets de chimie durable, soit 5 à 6% de son budget total de R & D.
  • Horizon Une usine de production de butadiène biosourcé en 2020.
  • Enjeu Créer des filières de production de caoutchoucs issus de la biomasse et de la réutilisation des pneus usés.
  • Concurrence Le pneu Biolsoprene de l’américain Goodyear, dévoilé en 2012, un substitut de l’isoprène.

L’Oréal végétalise ses ingrédients

En 2013, le PDG de L’Oréal, Jean-Paul Agon, s’est engagé à ce que 100% de ses cosmétiques présentent des bénéfices environnementaux ou sociétaux en 2020. Parmi les quatre critères fixés par le groupe figure la formulation du produit avec des matières renouvelables issues de ressources durables ou de la chimie verte. Chez le numéro un de la beauté, près de 40% des matières premières sont déjà renouvelables. Soit 1 400 ingrédients issus de 300 espèces végétales à travers le monde, comme le polysaccaride, un sucre dérivé de cellulose utilisé pour les textures. Mais seuls 22% d’entre eux peuvent être estampillés chimie verte. Pour obtenir ce label, les ingrédients doivent également avoir été transformés selon un processus écorespectueux et avoir un impact environnemental qui soit le plus faible possible. Exit les solvants pour l’extraction, vive la catalyse enzymatique ! « L’Oréal travaille depuis près de quinze ans sur la chimie verte au sein de ses départements chimie et biotechnologie, avec ses fournisseurs et sa filiale Chimex, chargée d’industrialiser des procédés écoresponsables de fabrication d’ingrédients », assure Laurent Gilbert, le directeur du développement international de la recherche avancée du groupe.

Issu d’un sucre du bois de hêtre et de deux étapes de synthèse dans l’eau, « l’actif Proxylane a été notre première innovation apportée par la chimie verte », indique Maria Dalko Csiba,à la tête du département chimie. Développé pour la marque de luxe Lancôme en 2006, on le retrouve aujourd’hui dans de nombreux produits anti-âge du groupe. Et Chimex continue d’en réduire l’empreinte environnementale. L’impact écologique fait désormais partie des critères pris en compte par les chimistes de L’Oréal, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), dès la première modélisation in silico d’une molécule. Pour autant, cela n’est pas toujours suffisant. LR 2412, un autre actif anti-âge utilisé par Lancôme depuis 2011, n’a ainsi pas pu obtenir le label chimie verte. Ce dérivé de l’acide jasmonique (hormone végétale) n’était pas issu d’une ressource durable. Ce n’est peut-être qu’une question de temps. La recherche a encore beaucoup de progrès à accomplir. « Nous suivons de près ce qui se fait dans le développement d’ingrédients biosourcés », explique le chimiste Michel Philippe, qui coordonne la relation avec les fournisseurs en matières premières d’origine végétale. Il s’intéresse fortement aux bioraffineries situées en Norvège, au Québec ou encore au Brésil.

 

  • Budget La chimie verte étant partie prenante de toutes ses entités, L’Oréal estime ne pas pouvoir évaluer ses investissements en la matière. En 2013, la recherche du groupe représentait 761 millions d’euros, soit 3,4% des ventes.
  • Horizon Proposer des bénéfices environnementaux ou sociaux pour tous ses cosmétiques en 2020.
  • Enjeu Trouver des sources durables pour ses matières premières et les transformer selon les principes de la chimie verte.
  • Concurrence Diversifié dans l’agroalimentaire et l’entretien, l’anglo-néerlandais Unilever s’est engagé à ce que 100% de ses matières premières agricoles proviennent de ressources durables d’ici à 2020, contre 24% en 2011.

« Une norme sortira l’an prochain en Europe », Christophe Rupp-Dahlem vice-président R & D de Roquette chargé de la chimie du végétal, président de l’Association de la chimie du végétal

  • Le contexte actuel est-il toujours propice pour se lancer dans la chimie du végétal ?

Depuis sa création, en 1933, Roquette a développé des amidons pour les marchés industriels, comme le textile, le papier, les colles. Avec le développement, ces dix dernières années, de la biotechnologie industrielle, qui consiste à fabriquer des molécules à partir de micro-organismes, nous avons pu réaliser des produits qui n’étaient jusqu’à présent pas accessibles directement par l’amidon. Dans les années 2000, le prix du pétrole a crû régulièrement, et certains analystes l’imaginaient grimper jusqu’à 150 voire 200 dollars en 2015 ! La réalité a démenti leurs prévisions et rend les choses plus difficiles. Les développements en chimie du végétal se poursuivent, mais se montrent plus sélectifs. On ne peut pas se contenter du caractère biosourcé, il faut développer des produits et propriétés différents de ce qui existe sur une base fossile. C’est une histoire de long terme ! Heureusement, certains propriétaires de grandes marques investissent en amont dans la filière, avec des prises de participation. Un jour, les ressources fossiles deviendront rares pour les produits et matériaux, et il n’y aura pas d’autre solution durable que le végétal.

  • Quels sont les grands projets que poursuit actuellement Roquette ?

À Lestrem, dans le Pas-de-Calais, nous venons de lancer la plus grande unité mondiale de production d’isosorbide, avec une capacité de 20 000 tonnes par an. Cet intermédiaire de synthèse peut être utilisé dans de nombreux plastiques hautes performances destinés aux secteurs de l’automobile, de la construction, de l’emballage alimentaire et de la chimie de spécialités. Il est 100 % biosourcé, produit à partir d’agro-ressources et permettra de fabriquer de nouveaux matériaux très résistants et transparents pour des films d’écrans d’ordinateurs.

  • Mais certains industriels pratiquent toujours le greenwashing…

Il y a peut-être quelques sociétés B to C qui le font, et c’est dommage, mais cela reste marginal. Il est nécessaire de rappeler les enjeux et de clarifier le vocabulaire. Car les consommateurs sont perdus lorsqu’on leur dit qu’un produit peut être biodégradable mais à base de pétrole, ou biosourcé mais pas biodégradable ! Notre association a beaucoup œuvré pour sensibiliser l’administration et nos partenaires européens sur ce problème. Résultat, une norme entrera en vigueur l’an prochain pour harmoniser à l’échelle européenne les mesures de quantité de biosourcé dans tout type de produit. Cela nous a pris quatre ans, c’est une première étape.

Chimie verte et chimie du végétal

La « chimie verte » est une philosophie de la recherche et du génie chimique née au début des années 1990. Elle vise à réduire et éviter la production de substances dangereuses et polluantes, en respectant douze principes définis par deux chimistes américains en 1998. La chimie du végétal en fait partie. Elle consiste à utiliser les plantes et la biomasse comme matières premières pour les produits chimiques : agrocarburants, biosolvants, agromatériaux, colorants… Avantage, les végétaux sont généralement renouvelables, ce qui permet de réduire la dépendance aux hydrocarbures et les émissions de gaz à effet de serre.

La chimie du végétal en chiffres

  • 10 milliards d’euros, le marché hexagonal
  • 23 000 emplois en France, 40 000 d’ici à 2020 selon l’Ademe
  • 300 milliards d’euros, l’estimation du marché mondial en 2020

Sujets associés

NEWSLETTER La Quotidienne

Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.

Votre demande d’inscription a bien été prise en compte.

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes...

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes du : Groupe Moniteur Nanterre B 403 080 823, IPD Nanterre 490 727 633, Groupe Industrie Service Info (GISI) Nanterre 442 233 417. Cette société ou toutes sociétés du Groupe Infopro Digital pourront l'utiliser afin de vous proposer pour leur compte ou celui de leurs clients, des produits et/ou services utiles à vos activités professionnelles. Pour exercer vos droits, vous y opposer ou pour en savoir plus : Charte des données personnelles.

LES ÉVÉNEMENTS L'USINE NOUVELLE

Tous les événements

LES PODCASTS

Ingénieur, un métier au coeur de la souveraineté

Ingénieur, un métier au coeur de la souveraineté

Dans ce nouveau podcast de La Fabrique, nous recevons Anne-Sophie Bellaiche, rédactrice en chef de L'Usine Nouvelle et du Guide de l'ingénieur. Comme son nom l'indique, cette publication annuelle s'intéresse aux différentes...

Écouter cet épisode

L'inventrice du premier lave-vaisselle

L'inventrice du premier lave-vaisselle

L’épouse d’un bourgeois de l’Illinois décide de prendre les choses en main et d’inventer elle-même l’outil dont les femmes ont besoin.

Écouter cet épisode

Qui recrute dans l'industrie en 2024 ?

Qui recrute dans l'industrie en 2024 ?

[Podcast] Dans ce nouvel épisode de La Fabrique, Cécile Maillard, rédactrice en chef adjointe de L'Usine Nouvelle, revient sur l'enquête annuelle consacrée au recrutement dans l'industrie. La cuvée 2024 s'annonce...

Écouter cet épisode

L'étrange disparition d'un Airbus en Chine

L'étrange disparition d'un Airbus en Chine

[Podcast] Dans ce nouvel épisode de La Fabrique, Olivier James, grand reporter suivant le secteur aéronautique à L'Usine Nouvelle, revient sur une bien étrange affaire. Un avion fabriqué par Airbus et livré à la Chine a...

Écouter cet épisode

Tous les podcasts

LES SERVICES DE L'USINE NOUVELLE

Trouvez les entreprises industrielles qui recrutent des talents

ORLEANS METROPOLE

CHEF DE PROJETS AMÉNAGEMENTS URBAINS H/F

ORLEANS METROPOLE - 27/03/2024 - Titulaire - Loiret

+ 550 offres d’emploi

Tout voir
Proposé par

ARTICLES LES PLUS LUS

SOUTENEZ UN JOURNALISME D'EXPERTISE ET ABONNEZ-VOUS DÈS MAINTENANT À L'USINE NOUVELLE

Rejoignez la communauté des professionnels de l’industrie et profitez d'informations et données clés sur votre secteur.

Découvrez nos offres