« La science est un croire et non un savoir »

Légende: Jean-Louis Léonhardt présente
son dernier ouvrage :
Le Rationalisme est-il rationnel ?
L’Homme de science et la raison
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Crédit : Photo JL ML

Cette affirmation, apparemment provocante, est l’une des conclusions, prononcée par un homme de science, lors des Premières Rencontres nationales organisées à l’École nationale supérieure des mines de Saint-Étienne (Loire) du 19 au 21 mars dernier(1) autour du thème de la contradiction.

Des propos très roboratifs y furent énoncés, la plupart pointant les insuffisances de la raison « rationaliste » et réductrice et appelant à une vision plus ouverte capable de mieux tenir compte des contradictions apparaissant dans le champ de toute science.

« Parler de la contradiction, dit Bernard Guy, enseignant chercheur à l’École des mines et initiateur du colloque, c’est montrer les limites de notre raison qui joue avec les mots, avec nos représentations. En même temps, c’est faire confiance en cette raison, capable de dévoiler les difficultés, nous plaçant du côté du discours plutôt que de la violence. Nous avons besoin d’éclairage théorique sur ces questions. Nous avons aussi besoin d’examiner des exemples ; ceci est d’autant plus important qu´il n’y a pas de méthode générale pour s’y prendre avec les contradictions ».

Outre une bonne trentaine de conférenciers (dont l’auteur de cet article) venus de milieux divers, trois orateurs particuliers étaient les invités d’honneur : Guiseppe Longo, logicien et épistémologue (École normale supérieure de Paris), Basarab Nicolescu, physicien et philosophe, directeur du Ciret (Paris) et le prophète de la complexité Edgar Morin, sociologue et philosophe (dont seul le texte a été diffusé pour cause de maladie de son auteur).

Des actes seront édités par la suite.

Les enjeux

Si la science est un « croire » et non un « savoir », ses conclusions doivent alors toujours être relativisées. Et s’il existe plusieurs logiques, alors « la vérité » ne peut plus être « unique ». C’est une sorte d’invitation à la modestie qui est ainsi proposée aux scientifiques. Aux scientifiques, mais aussi à tous ceux, individus, institutions, collectifs divers (au premier rang desquels les journalistes…), qui prétendent communiquer un « savoir » ou une « pensée ».

Cela dit, les travaux du colloque ont aussi montré que ces limites n’interdisaient pas la progression des connaissances, pas plus qu’ils n’autorisaient la mise sur le même plan de toutes les opinions. Un savoir qui trouve ses bornes reste épistémologiquement plus légitime qu’une opinion non vérifiée…

Ces journées ont permis de mettre en avant le fait, sans doute étonnant pour beaucoup, qu’il n’y a pas qu’un seul modèle de la raison. La logique aristotélicienne oriente la démarche scientifique avec l’interdiction de penser le contradictoire et l’exclusion d’un troisième terme (soit vrai, soit faux, pas de 3e solution). Elle  a bien évidemment toujours sa place essentielle, mais elle est aujourd’hui contrainte de laisser entrer dans le champ de la connaissance des principes d’autres logiques (exemple, la physique quantique), voire une infinité de logiques.

Comme l’a souligné Jean-Louis Léonhardt, docteur en physique et en mathématiques (Cnrs-Mom), le discours logique a besoin de principes pour fonder ses développements. Le problème est que ces principes ne sont pas démontrables par le processus discursif. Autrement dit, la saisie des principes, au démarrage de tout discours scientifique, est, elle, non pas irrationnelle, mais a-rationnelle.

C’est pourquoi elle peut (ou doit) admettre un modèle de la raison que le physicien appelle « antagoniste », fondé sur l’absence a priori du principe de contradiction. Pluralité et incomplétude (la raison rationaliste a ses limites indépassables à l’intérieur de son propre système) sont donc légitimes dans les théories antagonistes.

Jean-Louis Léonhardt a conclu son exposé par cette affirmation d’apparence provocante mais pourtant parfaitement logique : « La science est un croire et non un savoir ».

« La science est en crise, explique-t-il, car nous mélangeons deux notions de vérité et donc deux théories de la science : la vérité-correspondance et la vérité-cohérence ».

La première, dont la définition a été donnée par Aristote, a fondé l’essentiel de la démarche scientifique pendant plus de 20 siècles. Ce qui est dit dans le discours correspond à ce qui « est » dans le monde. Cette théorie est tout à fait admise dans la vie quotidienne.

Or, dès le milieu du XVIIIe siècle, d’autres conceptions de la vérité ont été envisagées, mais ce n’est qu’au XXe siècle que la vérité-cohérence (Hilbert) s’est imposée, d’abord en mathématique, puis dans les sciences empiriques. Cette théorie de la vérité « ne fait nullement référence au monde extérieur, elle ne dépend que de propriétés du discours. C’est l’absence de contradiction interne au discours qui nous permet de déclarer celui-ci vrai ».

Jean-Louis Léonhardt poursuit : « La science aristotélicienne et la science classique sont fondées sur l’interdit de penser le contradictoire toujours et partout. Or, toutes les sciences empiriques présentent au moins une contradiction. Donc, la croyance que la science permet d’atteindre avec certitude la vérité-correspondace est une illusion. C’est pourquoi la science est un croire et non un savoir. »

Le scientifique se veut cependant rassurant : « Toute théorie scientifique est incomplète, mais une fois corroborée par l’expérience, elle contribue à expliciter une partie du réel ».

Mais une partie seulement de ce réel. C’est pourquoi, a-t-on entendu dire à ces Ateliers sur la contradiction, d’autres discours sont également légitimes pour exprimer la vérité, comme l’art, la théologie ou la symbolique.

» Exposé de JL Léonhardt

Penser la liberté après le “hasard et la nécessité”

Durant ce colloque, je (J-L M-L) suis intervenu pour approfondir ce thème. J’y ai développé l’idée que la contradiction n’est pas un problème, un mystère ni même une limite, elle est la CONDITION de notre liberté, la marque même de notre humanité. Plus qu’une pierre d’achoppement, comme elle est vue généralement, elle est la pierre de touche nous permettant de rehausser notre pensée, de dépasser le seul côté « objectif », phénoménal, des choses et du monde, pour tenter de les « comprendre », de les prendre en nous. En effet, contrairement à ce qu’une certaine conception scientifique tente de nous faire accroire, le monde n’est pas seulement objet extérieur (objectif), ni forcément sans raison, il est en nous comme nous sommes en lui. L’univers est à la fois « en soi » et « pour nous », comme disent les philosophes.

Fichier PDF « Penser la liberté »

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(1) Colloque organisé par le Centre Sciences des processus industriels et naturels (Spin) et la Rotonde CSTI (culture scientifique, technique et industrielle) à Saint-Etienne.

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