Décryptage

Syrie, un conflit plein d’intérêt pour Poutine

En renforçant sa présence militaire au nom de la lutte contre l’Etat islamique, la Russie, qui soutient ouvertement Bachar al-Assad, cherche à s’imposer sur la scène internationale.
par Veronika Dorman, correspondante à Moscou
publié le 23 septembre 2015 à 18h56

Durant l’été déjà, mais surtout ces derniers jours, l’envoi d’hommes et de matériel militaire russe vers la Syrie s’est intensifié. Washington, soupçonnant Vladimir Poutine d’être en train d’armer massivement le régime de Bachar al-Assad, s’inquiète, mais ne panique pas. Tout en soulignant que l’aide militaire russe à Damas pouvait entraver les efforts de la coalition qui combat l’Etat islamique, le département d’Etat américain a finalement convenu que les forces déployées actuellement par Moscou étaient destinées à la protection d’une base aérienne russe et n’étaient pas là en vue d’une offensive.

En quoi consiste l’aide militaire russe ?

Début septembre, selon des informations fournies par les services de renseignements américains, la Russie a acheminé des hommes et du matériel, ainsi que des logements préfabriqués, pour construire une base militaire près de l’aéroport voisin du port de Lattaquié, le fief du président syrien, Bachar Al-Assad. Moscou a aussi demandé des autorisations de survol au-dessus de la Grèce et de la Turquie pour ses avions militaires. Des blogueurs russes ont mené l’enquête de leur côté. En passant au peigne fin les réseaux sociaux, ils ont découvert que plusieurs navires de guerre avaient quitté le port de Sébastopol, en Crimée, chargés de soldats et de matériel militaire, en direction du port de Tartous.

La Russie, qui y possède une base navale technique depuis 1971, avait évacué tout son personnel militaire et civil en 2013, pour mettre ses citoyens à l’abri du conflit. Actuellement, 1 700 militaires russes y sont déployés. Le week-end dernier, la Russie a envoyé une douzaine de bombardiers SU-24 et une douzaine d’avions d’attaque au sol SU-25, ainsi que quatre chasseurs, dans la province de Lattaquié, indique l’AFP. Les services de renseignements américains affirment en outre que le nombre d’hélicoptères Mi-17 et Mi-24 a doublé en une semaine, passant à quinze unités, et que la Russie dispose aussi en Syrie de 36 véhicules transporteurs de troupes, neuf chars et deux systèmes de missiles antiaériens. Le 21 septembre, des drones russes ont survolé le territoire syrien, effectuant la première opération aérienne russe.

Pourquoi ce regain d’activité ?

Ayant fermement soutenu le régime de Bachar al-Assad depuis le début du conflit, Poutine ne peut pas le lâcher maintenant, alors que ses forces s'épuisent. «Ne pas aider militairement l'armée syrienne reviendrait à l'abandonner à un triste sort et trahir Al-Assad», explique Alexeï Malachenko, expert du Proche-Orient au centre Carnegie de Moscou. Vladimir Poutine veut éviter à tout prix un «scénario libyen» en se posant comme garant de la sécurité physique du chef de l'Etat syrien.

Qui plus est, abandonner Bachar al-Assad reviendrait à céder face aux Etats-Unis. Poutine ne peut pas faire preuve de «faiblesse», ni à l'international ni, surtout, aux yeux de ses concitoyens. Leur adulation repose essentiellement sur sa capacité à tenir tête à Barack Obama. De plus, c'est moins la personne d'Al-Assad qui importe à Moscou que la survie de son régime. «Poutine considère qu'enclencher le départ du Président et la mise en place d'un pouvoir de coalition dans le contexte chaotique de guerre civile serait suicidaire pour l'intégrité de la Syrie, et annihilerait toutes les chances de vaincre l'Etat islamique», explique Fedor Loukianov, membre du Conseil pour la politique de sécurité et de défense de la Fédération de Russie.

Dans le même temps, la Russie veut renforcer sa position au Proche-Orient et sur la scène internationale : Poutine compte bien endosser le rôle d’arbitre, de pivot indispensable dans la résolution du conflit. Toutefois, contrairement à l’opération de choc à Pristina, en 1999, quand des parachutistes russes avaient occupé, durant quelques jours, l’aéroport (action purement symbolique qui n’avait, selon Loukianov, d’autre but que de rappeler à l’Occident qu’il fallait compter avec Moscou), le renforcement de l’aéroport de Lattaquié n’est, cette fois, pas un coup d’éclat. C’est une entreprise bien réelle, qui s’inscrit dans un projet d’implantation de longue durée.

Enfin, selon les experts, Poutine compte utiliser le dossier syrien pour sortir de l’impasse et de l’isolement dans lesquels il s’est acculé avec la crise ukrainienne. Pendant que l’on s’interroge sur les livraisons militaires à la Syrie, on ne pense plus au Donbass et au mauvais rôle qu’y joue Moscou : le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et son homologue américain, Ashton Carter, ont recommencé à se parler au téléphone, tandis que le président israélien, Benyamin Nétanyahou, s’est rendu lundi à Moscou pour discuter coopération sur le terrain avec Poutine.

La Russie lutte-t-elle vraiment contre la menace islamiste ?

C’est l’objectif affiché de Vladimir Poutine, qui clame désormais que les troupes du gouvernement syrien sont la force la plus efficace pour combattre l’Etat islamique ou les autres terroristes, et prône une coalition élargie comprenant l’armée régulière syrienne. Cependant, pour certains observateurs, la lutte contre l’EI est plutôt un outil de propagande, un prétexte pour imposer Bachar al-Assad et le légitimer aux yeux des Occidentaux.

Sur le terrain, l'armée syrienne est moins aux prises avec l'Etat islamique qu'avec d'autres groupes islamistes, comme le Front al-Nusra et les rebelles modérés qui veulent la fin du régime de Damas. «Pour le Kremlin, l'Etat islamique n'est pas une menace directe, rappelle de son côté Alexeï Malachenko de Carnegie. Il est loin. Il lutte contre l'Occident, qui est aussi en ce moment l'ennemi idéologique de la Russie.» La Russie semble également tirer un autre profit de la situation : ses propres musulmans intégristes ont fait allégeance à l'Etat islamique ou à d'autres groupes jihadistes et sont partis à la guerre. Selon les estimations du FSB (services de renseignement), près de 7 000 Russes combattent actuellement en Syrie, dont une grande partie au sein de l'Etat islamique. «Tant que la guerre continue, ils ne rentrent pas en Russie et l'activité terroriste a baissé de 50 % dans le Caucase du Nord ces deux dernières années, rappelle Alexeï Malachenko. En plus, la Russie tire profit de l'existence de l'Etat islamique : elle vend des armes à l'Irak, collabore avec l'Arabie Saoudite et entretient de bonnes relations avec l'Egypte.»

Peut-on s’attendre à une intervention de l’armée russe en Syrie ?

La Russie esquive les questions sur ce qui la motive à renforcer sa présence militaire en Syrie. Mais elle ne dément pas une intervention. Une façon de maintenir la pression sur les Occidentaux. L’expert militaire Pavel Felgenhauer n’exclut pas que Moscou ait orchestré la fuite d’informations sur son déploiement en Syrie. Elle en exagère aussi volontairement l’importance, afin de forcer les Occidentaux à accepter le plan de Vladimir Poutine, souhaitant intégrer Bachar al-Assad et son armée dans une grande coalition pour lutter contre l’Etat islamique.

Du reste, si la Russie intervient ouvertement en Syrie, ce ne sera pas sur terre, mais dans le ciel, en apportant son soutien à l'aviation syrienne, souligne l'expert militaire Vladimir Evseev, interrogé par le quotidien russe RBK Daily. C'est ce qu'indiquent les derniers déploiements d'avions russes et que corroborent, notamment, les discussions entre Vladimir Poutine et Benyamin Nétanyahou sur un mécanisme destiné à coordonner l'action militaire de leurs pays afin d'éviter des confrontations en Syrie.

Quant à l'envoi de bataillons sur le terrain pour combattre, ce serait de la folie pure, s'accorde-t-on à affirmer. La Russie n'a pas besoin d'un nouvel Afghanistan. «La situation est extrêmement complexe, tout le monde lutte contre tout le monde, c'est pourquoi la Russie ne compte pas, à ma connaissance, déployer ses soldats sur le terrain pour participer aux combats. Ce serait s'embourber dans une guerre civile qui n'est pas la sienne et serait trop risquée pour ses soldats», insiste Fedor Loukianov, en rappelant que le Kremlin n'a jamais formulé une telle intention. Mais Vladimir Poutine n'avait pas non plus annoncé de débarquement en Crimée avant de l'annexer manu militari et, à l'en croire, il n'y a toujours pas de soldats russes dans le Donbass.

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