Agnès Buzyn contre « l'industrie du vin » : la dictature de l'hygiénisme

Jacques Dupont, auteur du livre « Invignez-vous » paru en 2013, réagit à la controverse suscitée par les récentes déclarations d'Agnès Buzyn, ministre de la Santé.

Par Jacques Dupont

L'alcool, voilà l'ennemi

L'alcool, voilà l'ennemi

© DR

Temps de lecture : 7 min

« L'industrie du vin laisse croire aujourd'hui que le vin est différent des autres alcools. En termes de santé publique, c'est exactement la même chose de boire du vin, de la bière, de la vodka ou du whisky. » Qu'est-il arrivé à Agnès Buzyn ? Comment s'est-elle transformée en intégriste de l'hygiénisme au point de vanter comme seul remède à l'alcoolisme la totale abstinence. Quel prédicateur a transformé celle qui, il n'y a pas si longtemps, plaidait pour une consommation intelligente médicalo-compatible, en doublure d'un Claude Got intégriste (pléonasme) ? Pourquoi cette femme brillante et dénuée de l'ego surdimensionné du célèbre professeur « maître à penser » (comme il se définissait lui-même) a rallié le clan de ceux qui veulent « le bonheur des autres » sans leur consentement ?

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Cette attaque de la ministre de la Santé proférée sur France 2, mais déjà amorcée bien avant a, certes, été plus que « modérée » par Édouard Philippe à l'Assemblée nationale. Certains ont même évoqué un recadrage sévère de la ministre par le chef du gouvernement rappelant : « L'importance de ce qu'est le vin, la culture de la vigne, l'attachement des Français à ce produit. Dont nous pouvons dire sans conteste qu'il occupe une place particulière dans l'imaginaire et la culture française. »

Rubicon

Mais au-delà de l'incident lui-même, cette montée observée depuis trois décennies d'un hygiénisme militant pose un certain nombre de questions. Oublions un moment, le rôle économique du vin et son poids ainsi que celui du cognac dans nos exportations comme le démontrent les derniers chiffres publiés la semaine passée. Il s'agit davantage de penser la société dans laquelle nous avons envie d'évoluer et du rôle de chacun.

Il est du devoir des médecins d'alerter et d'informer sur les risques que nos écarts peuvent coûter à notre santé. Mais il y a un Rubicon à ne pas franchir, celui que Jules Romain a si bien mis en lumière avec le personnage de Knock qui peu à peu emprisonne la population d'un village dans un rétiaire indémaillable au nom de « l'âge médical peut commencer… » C'est le passage du conseil, de l'avis à l'obligation. C'est ce que Claude Got – encore lui –, passé de l'amphithéâtre aux couloirs des ministères, résumait par ces mots : « Faire évoluer la société dans le sens correspondant à mes idées. » Dès les années 90, Philippe Muray, traçant au vitriol un portrait de l'intéressé – « Marionnette terrorisante du Bien-Être » –, alertait sur les dangers d'un hygiénisme conquérant, ogre des libertés. Par ces récentes déclarations, Agnès Buzyn quitte son habit de ministre pour revêtir celui d'une militante d'une religion collective pour ne pas dire collectiviste où la liberté de chacun doit disparaître au profit d'un « intérêt commun » qui, à l'horizon, ressemble à la vie dans une douce caserne où les seuls plaisirs tolérés devraient être mesurés par une sorte de mètre étalon médical.

Vous parlez de plaisir à partager un bon vin avec un ami et l'on vous répond misère, alcoolisme et 49 000 morts

« Les enjeux sociaux et moraux entrent peu à peu dans le champ de la santé. Aujourd'hui, la médecine envahit toutes les sphères de l'existence : accouchement, sexualité, apparence physique, humeur, vieillissement, andropause, ménopause, sport, nutrition, dépendances, etc. Il existe des soins et des médicaments pour tout, des industries pour les produire, des médecins pour les offrir, des patients pour les réclamer », relevait en 2015 Guy Sabourin à propos du livre Pouvoir médical et santé totalitaire du socio-anthropologue Sanni Yaya, professeur agrégé d'économie et de santé internationale à l'École interdisciplinaire des sciences de la santé de l'Université d'Ottawa.

Le danger de ce « médicocentrisme », c'est qu'il balaie tous les autres arguments. Vous parlez de plaisir à partager un bon vin avec un ami et l'on vous répond misère, alcoolisme et 49 000 morts. La statistique, même douteuse, car ce chiffre avancé par une épidémiologiste relève d'une estimation basée sur la consommation et non sur des bilans cliniques, vient en conclusion finale à toute discussion. L'émotion des plateaux de télévision et la statistique au service du bien-être collectif contre toute velléité de défendre la liberté individuelle. « Une idéologie nous menace, que j'appelle le pan-médicalisme ; une civilisation tout entière centrée sur la médecine, qui ferait de la santé le souverain bien – et donc de la thérapie la seule sagesse ou religion qui vaille », écrit le philosophe André Comte-Sponville.

La dictature de l'émotion

L'homme parfait, c'était le rêve des eugénistes de la fin du XIXe siècle. On sait que c'est au minimum un rêve fade et au pire un rêve dangereux. La modération n'existe pas : oui Madame la Ministre vous avez raison. Une société est faite d'excès, de gens qui ne se contrôlent pas, de gens malheureux souffrant du manque et continuellement à la recherche de tout et n'importe quoi qui pourra le combler, et d'autres à l'inverse qui se maîtrisent et vivent dans l'équilibre comme le père d'Albert Camus disant à son fils : « un homme, ça s'empêche ». Il faut en admettre la diversité, la richesse, mais aussi le danger, l'accepter en dénoncer les mauvais cotés et les combattre avec autre chose qu'une sorte de mise en ouate médicale de la société toute entière.

Mais il convient aussi d'accepter que vivre, c'est aussi cela. Que raisonner à coup de statistiques spectaculaires ou d'émotions cathodiques n'est ni sérieux, ni digne, ni efficace. Un exemple. Affirmer pour défendre le 80 km/h sur les routes que ceux qui critiquent cette mesure n'ont jamais connu le cauchemar du coup de téléphone des pompiers ou des gendarmes à 3 heures du matin, comme on a pu le lire sur Twitter récemment, est parfaitement honteux. Plaignons sincèrement ceux à qui c'est, hélas, arrivé, mais ne confondons pas l'action et l'émotion. Qui peut croire que le jeune fortement alcoolisé ou sous l'emprise de drogue va changer son comportement au volant parce qu'on a abaissé la vitesse de 10 km/heure ?

Une maladie

Plutôt que de chercher des mesures techniques efficaces ou de renforcer celles éducatives, on préfère encore une fois jouer sur la morale et son corollaire le spectaculaire. Dans le même registre, s'inscrit la sempiternelle revendication de l'ANPAA (en résumé la ligue anti alcoolique dont madame Buzyn est assez proche), en faveur d'une augmentation des taxes sur le vin ! C'est très étonnant, car l'ANPAA est dirigée par un psychiatre et compte nombre de praticiens de cette spécialité parmi ses membres. L'alcoolisme est-il un vice que l'on pourrait combattre avec des interdits et des taxes ou une maladie qu'il convient de soigner avec des médicaments et une écoute. Si c'est un vice pourquoi autant de psychiatres pour le combattre, l'autorité publique suffit.

Mais on le sait, c'est une maladie. Elle traduit un manque dans la construction d'une personnalité, un manque qu'il faut combler et qui oblige le malade à trouver des béquilles. Cela peut-être l'alcool et bien d'autres choses. Les médicaments, le baclofène comme l'a si bien démontré le docteur Olivier Ameisen, aident à stopper l'addiction. Mais cela ne peut suffire à guérir. L'alcoologue, le psychiatre sont là pour essayer d'identifier le manque et tenter avec le patient de réparer. Ce n'est pas l'alcool le coupable ni le patient qui en abuse. Et la morale hygiéniste n'est pas non plus le remède.

Le spectre d'une cinquième colonne

D'autres questions surgissent à la lecture de cette citation d'Agnès Buzyn et des mots employés. « L'industrie du vin » déjà. Pile au moment où « l'industrie du lait » au travers de Lactalis est fortement mise en cause… Un hasard ? Comme si la ministre pouvait ignorer que le vin n'est point dans sa grande majorité une industrie, mais un produit agricole plus proche de l'artisanat que de l'usine. Comme si en choisissant ce terme, elle voulait nous signifier que des industriels comparables à ceux du tabac ou de la drogue agissaient en sous-main pour détourner du droit chemin nos concitoyens abusés. Une sorte de cinquième colonne du cabernet et du pinot agissant en saboteur de la santé des Français.


Sans vouloir polémiquer, quand on est ministre en charge de la Santé et médecin et que l'on sait le poids de « l'industrie du médicament » il est, comme à Reichshoffen, des charges que l'on devrait éviter. Puis cette antienne hygiéniste sur la parfaite similitude « en termes de santé publique » du vin, de la vodka, etc. Tous ont en commun la « molécule d'alcool ». On a déjà entendu cela cent fois, chez des gens qui, semble-t-il, ne font pas la différence entre un concert de Klaxon un jour d'embouteillage et le deuxième mouvement Allegretto de la septième symphonie de Beethoven. Tout cela, c'est du bruit… Que dire de plus à quelqu'un qui ne comprend pas le plaisir, la jouissance d'un bon vin, le bonheur du partage, la vérité de la gastronomie. Vraiment que lui est-il arrivé à Agnès Buzyn ? La cantine du ministère est-elle si infecte qu'elle en oublie le goût des bonnes choses ?

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Commentaires (44)

  • Jacques Dupont

    Pour tous vos commentaires qui démontrent que l'on peut débattre d'un sujet sensible sans sortir la boîte à insultes et les idées toutes faites. Nous sommes fiers de nos lecteurs.

  • Kloratdesoud

    Il serait selon des sondages l'archétype de la gastronomie française, c'est à dire de l'identité française. Oui mais...
    avec qui le partager ? Un tel végan adepte de L214, un autre fustigeant les lardons, le vin, au non de dogmes religieux, un autre les pesticides des carottes et oignons.
    On fait comment ? Un plat cuisiné en portion individuelle cancérigène ?

    Bref c'est un plat à inscrire dans la loi Collomb sur l'émigration pour obtenir des papiers, et au menu du service national de Macron.

  • niba

    Revendiquer le libre arbitre est indissociable d'une revendication moins entendue : la responsabilité individuelle.
    Aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, la société prend en charge collectivement les conséquences des comportements individuels, même les plus abusifs d'entre eux. Autrement dit, la responsabilité individuelle est quasi toujours remplacée ou fortement diminuée par la responsabilité collective et la prise en charge des conséquences qui en découlent.
    L'alcool est une drogue et il est difficile de faire le reproche à Mme Buzyn, ministre en charge de la santé publique, de vouloir diminuer les effets de cette drogue, effets délétères qui seront pris en charge par la collectivité.
    Alors libre arbitre sans doute, mais limité par la conscience de sa responsabilité individuelle dans notre société.

    « Ce n’est pas le produit qui est dangereux, mais la dose »
    Ambroise Paré.